De nombreux livres des rescapés nous ont décrit la terreur absurde qu’exerça le régime dictatorial de Sékou Touré suite à l’attaque des portugais et d’exilés guinéens contre le pays. Tous les auteurs qui ont écrit leurs témoignages étaient des cadres hautement qualifiés, mais peu d’auteurs décrivent comment ils ont vécu la journée du 22 Novembre 1970, parmi les jeunes. Voici la deuxième partie du témoignage de notre frère Babahady Maréga, qui avait 6 ans alors et dont le père avait été arrêté un an plus tôt. Devenu banquier, il est le Directeur général de l’entreprise BBH FINANCE, basée à Abidjan.
Le déroulé des événements
Alors que d’habitude je dormais dans ma chambre, séparée de celle de ma mère par un magasin de rangements, cette nuit là je la passais avec ma mère [Prof. Maimouna Maréga] dans sa chambre.
Toute la nuit du 21 au 22 novembre 1970, des militaires portugais (c’est après qu’on a su qui ils étaient) passaient et repassaient le long de notre jardin ; ils allaient vers l’Hôpital Donka. J’ai le souvenir de militaires, petits de taille, vêtus de tenues militaires et casques de combat, qui traversaient le jardin. Ce n’est que beaucoup plus tard, dans le confort de la vie d’Abidjan où j’habitais avec ma mère, qu’elle m’expliqua que les Portugais allaient à l’Hôpital Donka chercher leurs prisonniers. Il semble que parmi ces prisonniers se trouvait le fils du maire de Lisbonne. Pour ma mère, les prisonniers y avaient été réunis quelques jours auparavant parce que Sékou Touré savait ce qui se tramait ; ce devait être pour lui un scénario lui permettant de mener une énième épuration et consolider ce faisant, la création de ce qu’il appelait « le guinéen nouveau » après l’élimination physique de tous ceux qui étaient « déviants ».
Durant toute la nuit il y eut beaucoup de bruit et de mouvements à l’extérieur, et une grande anxiété de ma mère. A l’époque, je ne comprenais pas grand-chose. Ce n’est qu’une fois adulte, et après avoir lu sur la Révolution, que je pris conscience à postériori de l’angoisse qui s’empara ce jour là de tous les adultes de la maison, et sans doute de tous les habitants adultes du quartier. Tout le monde était inquiet car il faut se souvenir que dans la Guinée de Sékou Touré, bon nombre d’arrestations se déroulaient la nuit, et tout événement inhabituel durant la nuit était source de tension extrême pour ceux qui de près ou de loin en étaient témoin. En fait, selon ma sœur Binta, personne n’osait sortir de chez lui, et on regardait donc par les claustras. Elle a été marquée par des soldats portugais qui sont venus boire au robinet du bassin situé à l’extérieur de la maison; robinet que l’on utilisait pour laver la cours ou le véhicule.
Aux dires de ma mère, très tôt ce matin du 22 novembre 1970, mon père [Dr. Bocar Maréga] et mes trois oncles arrivèrent un peu de manière impromptue à la maison. En fait, ne connaissant pas notre nouvelle adresse, ils allaient en direction du domicile du Grand Oncle de ma mère, Dr Bah Kaba, qui habitaient non loin de chez nous. C’est lorsqu’ils y sont arrivés que tantie Tamar, l’épouse de Dr Ba a commencé à pleurer. Personne n’osait sortir, mais peu à peu la timidité cédait le pas à la curiosité : tantie Mata Thiam est sortie et s’est mise à pleurer. Ma mère, ma sœur et tout le monde. Mon père et mes oncles étaient estomaqués de nous voir ainsi alors qu’on n’était pas sensé être là. Ma sœur Binta me disait hier encore qu’elle a été marquée par le fait que papa est revenu habillé exactement comme on l’avait arrêté, avec la même tenue, mais plus sale. Quant aux autres, ils étaient en culotte et avaient tous en guise de chaussures des bouts de pneus taillés à la dimension de leurs pieds.
Mon oncle Baidy Gueye avait sa deuxième épouse qui n’habitait pas loin de nous. Il pu s’y rendre. Plus tard au cours de la matinée, un oncle, Thiam Amadou, déposa mon oncle Tidiane Diop chez lui avec l’increvable Citroën 2CV que mon père avait achetée du temps de l’insouciance. Je ne me souviens que de l’arrivée de mon père, les pleurs et cette phrase qu’il prononça en substance en s’adressant à ma mère et en me regardant: « il a grandi ». Ensuite, je me souviens qu’il y avait une effervescence toute particulière à la maison. Mon père entra dans la chambre des parents, pris une douche et ressortit avec un boubou blanc que ma mère lui avait cousu quand il était en prison. Lors de nos nombreuses conversations quelques années plus tard, elle m’expliqua que tous les habits de mon père ayant été volés (la Révolution dirait « saisis » lors de son arrestation), elle lui avait cousu des habits pour qu’il eut de quoi porter à sa sortie de prison. Le même oncle Amadou Thiam était allé chercher tonton Babahady Thiam (l’oncle de mon père ; mais surtout son frère) et tonton Mamadou Sow Dara, le mari de la grande sœur de ma mère. Du coup, la maison était encore plus animée.
Je dois avouer que les souvenirs s’entremêlent un peu, et je ne me souviens pas toujours si ce que je dis est le fruit de mes propres souvenirs ou celui des conversations multiples avec ma mère, ayant tous les deux vécus ces événements. Ce dont je me souviens par contre avec certitude, c’est qu’ils parlaient tous dans le salon, les ex-détenus qui étaient encore à la maison. Le gros poste radio de marque GRUNDING, installé sur le buffet de rangement de la salle à manger crépitait et tout le monde écoutait. L’image qui me revient aujourd’hui de cette situation est inspirée des films sur la guerre de libération de la France lorsque l’attention des occupants de la pièce était captivées par le son de la voie du Maréchal Pétain annonçant de nouvelles brimades contre les populations juives de France ou contre les résistants.
Je ne savais pas que le Guide de la Révolution avait annoncé que tous les prisonniers sortis de prison devaient se rendre dans les plus brefs délais. Hier encore, ma mère me disait que mon oncle Baidy Gueye était conscient de leur situation. Elle m’expliquait que quand la radio intima aux ex prisonniers l’ordre de se rendre, il y eut un débat entre eux pour savoir s’il fallait fuir ou se rendre. Mon oncle Baidy Gueye indiqua qu’en ce qui les concernaient, ils étaient des sacrifiés et qu’il fallait considérer qu’ils étaient perdus. S’ils fuyaient toutes leurs familles seraient exécutées, comme semble avoir été le cas pour la famille d’un certain Abou Soumah, et s’ils se rendaient, ce sont eux qui le seraient; ce sera aussi le cas. Ce dut être de terribles moments pour eux, qui n’avaient rien fait pour se retrouver en prison et pour ma mère qui avait à peine 37 ans avec 4 enfants à charge le 22 novembre 1970. Lors de notre conversation d’hier 21 novembre 2013, ma mère m’indiqua que mon père et mes oncles se rendirent à la Permanence de Donka dès ce matin du 22 novembre 1970. C’est tonton Mamadou Sow, qui les y amena avec sa 404 Break. On leur apporta à manger à plusieurs reprises, ils y restèrent toute la journée. Mon père demanda à ce qu’on prépare à manger de nouveau pour nourrir les prisonniers handicapés qui se retrouvaient à la Permanence, sans parents ni amis pour veiller sur eux. Mais lorsque ma mère revint, les prisonniers avaient tous été transférés. Personne ne les a plus jamais revus. Quelques temps après, tonton Babahady et tonton Mamadou seront à leur tour emprisonnés. Ils y périront.
Mon dernier souvenir de la journée du 22 novembre 1970 est celui de ma mère faisant d’innombrables allers-retours dans ce petit couloir à l’entrée de la maison, devenu immense par la force des événements ; elle pleurait, et je lui disais que Papa allait revenir.