Ce billet avait été publié le 25 avril 2016. Je le propose de nouveau avec quelques modifications.
L’auteur du texte suivant est du quatrième et dernier fils de notre mère, Oumar qui vit à Vienne, Autriche, depuis une quarantaine d’années. Il est interprète diplômé de l’Allemand vers le peul ainsi que le français et viceversa, auprès des tribunaux autrichiens, suisses et allemands. Il travaille aussi comme intermédiaire culturel. Oumar est également auteur d’un dictionnaire peul/allemand/français.
Il y a quarante sept ans, notre père était arrêté par le régime dictatorial de Sékou Touré. Fait étrange, vivant alors à Rome, j’ai rêvé quelques jours auparavant, si je ne me trompe dans la nuit du 23 au 24 avril 1971, que cette tragédie allait nous frapper. J’ai même rêvé des traitres qui avaient monté un mensonge de toutes pièces pour le faire arrêter. J’ai tout raconté à ma femme, avant que les faits ne se vérifient.
Avant de rejoindre le reste de la famille à Conakry en 1964, je vivais à Pita avec la maman. De la période de Pita, je n’ai presque pas de souvenirs du papa. Je me souviens seulement que je l’appelais „kaawu“, peut-être parce qu’il était comme un étranger pour moi. Une fois à Conakry, ayant remarqué que les autres enfants l’appelait „baaben“, j’ai adopté aussi ce terme mais le papa a refusé et m’a dit de continuer à l’appeler comme je l’ai toujours appelé. C’est ainsi que je fus le seul parmi ses enfants à l’appeler „kaawu“ jusqu’à la fin.
J’ai gardé de lui le souvenir d’un homme pieux, sociable et très généreux. Il pouvait aussi être très sévère et nous le craignions beaucoup. En homme d’affaires, il voyageait beaucoup surtout vers la Sierra Léone. Il s’absentait parfois longtemps et son retour était toujours comme une fête pour nous les enfants. Du haut du premier étage où il avait son appartement à l‘étage, il nous observait souvent par la fenêtre, sermonnant par ci par là. Surtout aux heures du repas, il veillait à ce que les enfants soient suffisamment servis.
Comme je l’ai déjà mentionné, il était d’une très grande générosité. Sa maison ne désemplissait jamais.
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Opinions politiques
Je sais que mon père était un grand ami de Barry III originaire comme lui de Pita (le clan Sériyanké de Bantignel). D’ailleurs, il me prenait parfois en allant chez ce dernier dont le domicile était situé près de la mer, en face du Lycée Matam (ex-CER du 1er Mars). Après l’arrestation et l’élimination de Barry III, son domicile deviendra le siège de l’Ambassade de Cuba. Barry III nous recevait, accompagné de ses énormes chiens (dans mes souvenirs des bergers allemands) qui aboyaient et me faisaient beaucoup peur.
Cependant je ne me souviens pas de ce que les deux hommes se disaient. D’ailleurs, vu mon âge, je n’aurais peut-être pas compris grand-chose. En homme d’affaires averti, papa n’était certainement pas un fervent socialiste, le socialisme étant l’idéologie officielle alors. D’ailleurs, la Loi-cadre du 8 novembre 1964 qui signifiait une radicalisation du parti avait porté un sérieux coup à l’économie guinéenne et contribué à détruire la petite couche d’entrepreneurs qui commençait à germer. Créer de la richesse était considéré comme un crime. Néanmoins, mon père était pragmatique et se disait certainement qu’il faut faire avec le régime. D’après un témoignage de la maman, il avait coutume de dire qu’il ne sert à rien de chercher à s’opposer à Sékou Touré car celui-ci a la baraka divine.
Je ne puis croire qu’il ait participé à un quelconque acte déstabilisateur pour plusieurs raisons : il participait régulièrement, s’il était à Conakry, aux réunions hebdomadaires au niveau des comités de base du parti, comme celui de Boussoura, où nous habitions. Il participait à toutes les actions de cotisations du parti. Même le soir de son arrestation, il était à une de ces réunions. Il aurait pu s’installer définitivement en Sierra Léone, en Côte d’Ivoire, au Mali, au Sénégal etc., pays à économie de marché, contrairement à la Guinée mais il avait une fièvre patriotique qui l’en empêchait. D’ailleurs un document a été retrouvé à travers lequel il faisait une demande d’autorisation d’une unité industrielle (ce document a été publié sur Facebook par mon neveu Boubacar Bah).
C’est en ce moment que j’entendis des coups de feu et je vis la masse s’enfuir en panique. Plus tard, nous apprîmes que le coup a échoué et que Tidiane a été abattu par la garde du président guinéen. Il parait que l’évènement a été filmé par les Zambiens. Cette partie de la déposition m’avait toujours intrigué vu que mon père était absent de la Guinée au moment des évènements et ne peut pas donc avoir participé à la fameuse rencontre conspiratrice. En effet, il était en voyage d’affaires en Sierra Leone.
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L’arrestation
J’ai vécu l’arrestation (la 2ème) du papa exactement comme ma cousine Oumou Hawa l’a décrite. Il devait être 21 heures, en avril 1971, j’étais couché sur ma natte dans la chambre de ma mère au 1er étage lorsque je vis des hommes armés jusqu’aux dents rentrer. On alla chercher mon père à la réunion et celui-ci revint à la maison quelque temps après. Les militaires lui dirent : « au nom de la Révolution nous vous arrêtons ». Je me souviens l’avoir entendu parler de la justice du PDG et qu’il sera bientôt relâché puisqu’il n’est coupable de rien.
Cependant, je ne suis plus sûr s’il disait cela lors de sa 1ère ou de sa 2ème arrestation. Je revois la maman assise à même le sol en train de gémir et de prendre Dieu en témoin. Cette nuit, je ne pus dormir, traumatisé par ce que j’avais vécu. Je descendis chez Nènan Oumou à l’annexe et me couchai près de mon frère Alassane mais restai éveillé toute la nuit, entendant les adultes autour discuter à voix grave.
Le lendemain ou quelques jours après, les militaires revinrent vider la maison de mon père de tout ce qu’elle contenait de biens précieux. Je me souviens que mon petit frère El Hadj Ousmane Kolon, fils de Nènan Laouratou, alors âgé de 3 ans, donnait des coups de pied à un des militaires qui était visiblement gêné, ne sachant comment réagir face à un enfant de cet âge. Quelques mois plus tard, nous perdrons le petit El Hadj, paix à son âme, douleur qui s’ajouta à la douleur suite à l’arrestation du papa. Une autre scène restée dans ma mémoire : Siaka Touré en personne venu chercher la voiture américaine que mon père venait d’acheter. On le disait grand amateur de voitures. Il aura beaucoup de peine à la faire démarrer mais réussira cependant et l’emportera.
Mon père fut dénoncé par un certain El Hadj Baba Camara à qui on avait arraché des aveux, probablement par la torture. Je n’ai jamais vu cet homme à la maison ou en compagnie de mon père.
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Les suites de l’arrestation
L’arrestation de mon père eut des conséquences catastrophiques pour la famille. Nous étions menacés dans notre existence. Nous fûmes expulsés de nos maisons à Boussoura en pleine journée, devant les regards indifférents de nos voisins dont beaucoup avaient reçu des faveurs de mon père.
Mais peut-être faut-il dire à leur décharge qu’ils avaient peur, comme tout le monde à cette époque. En aidant quelqu’un, on risquait sa propre peau. Bappan Aliou, petit frère de mon père et tailleur, nous vint au secours et nous céda son appartement, déménageant dans une maison plus petite. Il nous aida aussi financièrement. Ma grande sœur Djan Moudatou qui était mariée et vivait à Sérédou (Macenta) nous vint aussi souvent en aide, surtout en vivres. Je dois ajouter aussi mes parents du côté maternel dont la plupart vivait à l’époque à Dixinn Foulah, quartier de Conakry.
Les harcèlements dans la rue et à l’école (« 5ème colonne, fils de comploteurs ») étaient souvent insupportables. À un certain moment, je commençais même à faire l’école buissonnière pour échapper aux railleries et aux harcèlements.
Des charlatans, profitant de notre peine, venaient nous promettre monts et merveilles. Je me souviens d’un d’entre eux qui nous avait annoncé que la libération du papa n’était qu’une question de temps : « ko baldhe tati maa jonte tati maa lebbi tati maa duubhi tati ». Comme les 3 mois étaient déjà révolus, nous nous disions qu’il faudrait donc attendre les 3 ans. Bien sûr, les 3 ans passèrent aussi sans que mon père ne soit relaxé.
Un militaire (ou divers militaires, je ne me souviens vraiment plus) venait nous « informer » régulièrement que le papa se portait à merveille, qu’il était bien traité. Il emportait des colis destinés au papa mais que celui-ci ne reçut jamais. Siaka Touré même est revenu quelques fois à la maison. Je l’entendais causer en malinké avec Nènan Oumou qui comprenait cette langue. Je crois que lui aussi faisait des promesses. Cet homme cruel avait une apparence très gentille, un sourire charmant.
En 1972, si je ne me trompe, le président Sékou Touré avait reçu en audience notre mère et Nènan Oumou, la 2ème épouse de mon père. Je me souviens que les mamans revinrent plutôt découragées á la maison. Je ne me rappelle plus de ce que le président leur avait dit. Avant de prendre congé d’elles, il leur avait donné quelques étoffes.
Avec les années, nos espoirs de revoir le père vivant se sont estompés mais l’incertitude est demeurée jusqu’au bout. C’est seulement en avril 1984, après l’ouverture des prisons, que nous eûmes la certitude qu’il ne vivait plus. Avec quelques témoignages et recoupements, nous apprîmes qu’il faisait partie des suppliciés du 18 octobre 1971.
Je pense que l’élimination de mon père fut une perte non seulement pour notre famille mais aussi pour la Guinée car il était l’entrepreneur-né. Si on l’avait laissé faire ou même encouragé un peu, il aurait beaucoup contribué à l’industrialisation de la Guinée.