Par Tierno Monénembo*
« Ne faites pas ce que j’ai fait. J’ai tué tous les cadres de la Guinée et tous mes amis. » Cette confidence de Sékou Touré faite à Balla Keïta, ancien ministre ivoirien et relatée par Maïmouna Bâ Maréga, auteure de ces Mémoires d’une rescapée de la dictature de Sékou Touré** pose le cadre de l’insupportable. Son ouvrage n’est pas le premier écrit sur le camp Boiro et ne sera certainement pas le dernier. L’Auschwitz des Guinéens comme on le surnomme n’a pas fini, loin de là, de livrer ses secrets. Il faudra des années, voire des siècles pour que l’horrible camp de concentration qui a englouti la fine fleur de l’intelligentsia du pays (près de 50 000 personnes en tout) révèle toute la noirceur d’âme de Sékou Touré, président, de sinistre mémoire, de la Guinée de l’indépendance en 1958 à sa mort en 1984.
Son père et son beau-père ont logé et nourri Sékou Touré
Après Nadine Barry et son émouvant Grain de sable, une autre femme prend donc la plume pour, surmontant sa colère et ses ressentiments, tenter de relater le cauchemar et traduire l’ineffable. Par ses origines et par son parcours, l’auteure, Maïmouna Bâ Maréga, se trouve au cœur du drame qui a noyé son pays. Pensez donc! Elle a perdu pas moins de dix membres de sa famille dont son mari, le célèbre docteur Maréga. Première bachelière de Guinée, rien, hormis la cruelle mesquinerie de nos tyranneaux de village, ne prédestinait cette fille de bonne famille à une tragédie aussi absurde.
Sortis de l’école normale d’Aix-en-Provence, son père, Madani Sabitou Bâ et son beau-père, Fodé Bocar Maréga, passent pour les premiers instituteurs guinéens, il n’y a eu auparavant que des moniteurs et des adjoints d’enseignement. Nés tous les deux à Dinguiraye, l’ancienne capitale d’El Hadj Omar, ayant grandi, étudié et travaillé ensemble, leurs enfants ne pouvaient que se marier un jour. Et tenez-vous bien, tous les deux ont enseigné, logé et nourri le sinistre auteur de leurs malheurs : le premier, à Faranah, le second, à Kissidougou. C’est d’ailleurs le beau-père qui a remis le médiocre écolier Sékou Touré sur les bancs alors que le maître précédent l’en avait exclu pour résultats insuffisants et indiscipline notoire.
« Le serpent que tu as nourri te mordra », dit le proverbe soussou
Avant d’en venir au sujet, Maïmouna Bâ Maréga nous raconte avec beaucoup d’alacrité son enfance. Née à Boké en 1933, elle a grandi dans différentes villes au gré des affectations de papa. Élève particulièrement douée, son père, en pédagogue averti, la met à l’école dès l’âge de cinq ans et très vite, elle brûle les étapes. Après le Collège des jeunes filles de Conakry (où elle aura pour condisciple, une certaine Andrée Kourouma-Duplantier, la future madame Sékou Touré), elle passe le bac au lycée Hélène-Boucher de Paris et s’inscrit à la fac de pharmacie de la même ville alors que son fiancé y est déjà interne des hôpitaux. Les choses vont aller très vite. La Guinée devient indépendante dans les conditions que l’on sait. Le docteur Najib Accar, alors ministre de la Santé lance un appel à tous les médecins et pharmaciens se trouvant à l’extérieur pour qu’ils rejoignent le pays afin de palier le départ précipité de leurs collègues français. Celui qui est maintenant son mari débarque en 1959. Elle le suit en 1960, le temps de terminer sa thèse en dépit des conseils de ses amis qui, sans doute plus lucides, se méfiaient déjà de « l’homme du 28 Septembre ».
La confiance malgré les signes inquiétants
Juste après son arrivée, l’avocat Ibrahima Diallo est arrêté et exécuté pour avoir voulu créer son propre parti comme l’autorise la Constitution. Elle n’en a cure. Elle est sûre de sa loyauté et Sékou Touré est un ami, presque un membre de la famille ! D’ailleurs, il lui arrive de le croiser quand elle rend visite à sa copine Andrée Touré !
Pourtant, ça pue déjà la dictature et son cortège de complots et d’exécutions sommaires. Des amis haïtiens, les Dejean, pressent le couple de quitter le pays. Mme Dejean qui est d’ailleurs la secrétaire particulière de Sékou Touré n’y va pas par quatre chemins : « La Guinée sera comme Haïti. Ce que j’ai vu à la présidence me le confirme: vous aurez des tontons-macoutes ici. » Les Dejean s’en vont aux USA pour échapper à la mort collective qui s’annonce.
Le 26 mars 1969, sonne une sérieuse alerte : Kaman Diabi, chef d’état-major adjoint (le premier Africain sorti de l’École de l’air de Salon-de-Provence) est arrêté. Kaman Diabi a été éduqué par son beau-père. C’est presque le frère jumeau de son mari, en plus, c’est un inconditionnel de Sékou Touré.
Avril 1969 : le début du cauchemar personnel
Le 12 avril, comme à son habitude, après son service à l’hôpital, Dr Bôcar Maréga gare sa voiture devant son domicile. Un policier en civil s’approche de lui :
– « On a besoin de vous docteur, il y a eu un accident.
– Avez-vous une voiture ?
– Non. »
L’exil inéluctable
Elle reçoit un jour la visite de Siaka Touré, le neveu de Sékou Touré, le redoutable commandant du camp Boiro :
– « Nous savons que Mme Camara Balla et toi (Française d’origine, Mme Camara Balla fut l’épouse de l’ancien gouverneur de la Banque centrale), vous payez des gardes pour entrer en contact avec vos maris. Vous leur fournissez de la nourriture, du courrier, des médicaments. »
L’avertissement est sérieux. Elle n’a plus une minute à perdre si elle veut sauver sa progéniture. En 1972, après une aventure digne d’un film de Spielberg où elle se retrouve en Côte d’Ivoire où vit désormais son grand frère, Bâ Mamadou. Des amies ivoiriennes croisées sur les bancs de la faculté de pharmacie de Paris lui donnent la main, l’aident à obtenir la nationalité ivoirienne et pour finir, à s’installer à son compte.
« J’ai vaincu mes bourreaux »
Elle apprendra à la mort de Sékou Touré que son mari avait été fusillé au début des années 1970 en même temps que Fodéba Keïta et Barry Diawadou. Cela ne l’a pas terrassée. Aujourd’hui, au prix de sa force de caractère et de son courage, tous ses enfants et petits-enfants sont médecins, pharmaciens, juristes ou ingénieurs. « J’ai vaincu mes bourreaux ! » peut-elle clamer à la fin du livre sans rancune mais sans fausse modestie. Vaincre ses bourreaux, c’est cela peut-être notre ambition à tous. Vaincre les bourreaux et que la vie continue, gorgée d’amour et d’intelligence !
* Chroniqueur du Point Afrique. Son parcours : 1986, Grand prix littéraire d’Afrique noire ex-aequo, pour Les Écailles du ciel ; 2008, prix Renaudot pour Le Roi de Kahel; 2012, prix Erckmann-Chatrian et Grand prix du roman métis pour Le Terroriste noir ; 2013, Grand prix Palatine et prix Ahmadou-Kourouma pour Le Terroriste noir ; 2017, Grand prix de la francophonie pour l’ensemble de son œuvre.
** Publiées aux Nouvelles éditions ivoiriennes-CEDA, 2018, Abidjan.