Dans ce billet tiré du livre Prison d’Afrique de Jean-Paul Alata, l’auteur nous décrit le système de communication que les détenus avaient imaginé à l’intérieur du camp Boiro. L’auteur, marié à une guinéenne a occupé plusieurs fonctions sous le régime sanguinaire de Sékou Touré. En effet, il a été:
1963: chef de cabinet du secrétaire d’État auprès du ministre chargé de la Justice et du Contrôle financier 1964: Directeur du cabinet du ministre d’État chargé des Finances et du Plan Nommé inspecteur général du Commerce le 8 novembre de la même année. 1967: directeur général des Affaires économiques et financières à la présidence de la République Administrateur général des biens saisis et vacants. Professeur de comptabilité publique et privée à l’école nationale du commerce et à l’école nationale d’administration. Titulaire de la chaire de comptabilité à l’institut polytechnique de Conakry à partir de 1965, et de celle d’économie politique en 1969. Dans ce billet tiré du livre de Jean-Paul Alata, l’auteur nous décrit le système de communication que les détenus avaient imaginé à l’intérieur du camp Boiro. L’auteur, marié à une guinéenne a occupé plusieurs fonctions sous le régime sanguinaire de Sékou Touré. En effet, il a été: |
Les détenus avaient instauré un système rudimentaire mais efficace de communication. Les informations étaient échangées de proche en proche sur chacune des trois longues rangées de bâtiments. Pour passer d’une aile à l’autre, on utilisait les signes sous les portes. Henri avait, à ce sujet, paraphrasé le célèbre récit de Théramène:
— Il était sous sa porte.
Le départ pour les douches, pour le lavage, la promenade aux îles Borromées, même nocturne, étaient autant d’occasions de glaner, au passage, quelques informations, d’apprendre quelques nouvelles arrivées au camp. Un ou deux gardes, plus humains ou plus malléables – souvent ils avaient des parents parmi les détenus acceptaient de transmettre quelque information plus précise.
Quand une communication était surprise, même entre cellules contiguës, la répression était rude. El Hadji Aribot dut endurer trois jours de diète pour avoir échangé quelques mots avec un de ses cousins en allant aux douches. Heureusement, on ne le changea pas de cellule pour sa punition, se bornant à inscrire un grand « D » majuscule sur sa porte pour en éloigner les corvées de café, d’eau et de soupe. Je pus lui faire passer quelques quignons de pain et deux oranges par l’étroit passage sous le toit.
Ce ne fut pas sans mal. Chaque fois qu’un des objets lancés manquait son but, cela faisait un bruit retentissant contre les tôles. Les gamins du camp des gardes s’amusaient, fort heureusement, à chasser les oiseaux dans le quartier et de nombreuses pierres retombaient dans la cour. Les gardiens crurent, à chaque vacarme produit, qu’il était de leur fait et ne s’en alarmèrent pas trop.
L’information la plus démoralisante parvint aux emmurés vers la fin de leur troisième mois de détention. Un nouveau avait été incarcéré au B, dans la cellule en face de la mienne et à côté de Ropin du 4. Henri et Ropin avaient établi un code de signaux très simple sous leur porte. Leurs deux cellules disposaient, en effet, d’un très large espace, les vantaux ne descendant pas jusqu’au sol. L’angle de vision découvert permettait d’assurer une assez bonne protection contre la curiosité des gardes qu’ils voyaient arriver de loin.
Les premiers jours de son arrivée, I’homme fut mis à la diète d’usage. Il resta sur son quant-à-soi, refusant de répondre aux appels de ses voisins, même aux coups frappés à ses cloisons. Il suait la frousse. Tous s’étonnaient de cette terreur, Ropin, pour couper sa diète, avait cru bon, dès le deuxième jour, de lui envoyer une orange. Il eut la surprise de la lui voir retourner accompagnée d’un méchant:
— Je n’ai rien de commun avec les traîtres de la 5e colonne.
Je ne veux rien d’eux. Foutez-moi la paix.
C’était pourtant un homme assez connu, Diagne Oumar, d’origine sénégalaise, directeur d’entreprise d’Etat. De son côté, il pouvait certainement mettre un nom sur chacun des visages qu’il apercevait. Pourquoi cette terreur? Cet homme devait savoir quelque chose que tous ignoraient à Boiro, quelque chose de terrifiant. L’inquiétude gagna l’ensemble des détenus qui apprirent vite l’étrange attitude de Diagne. Après son deuxième retour d’interrogatoire et les soins d’usage aux avant-bras, le B fut convaincu, par les arguments péremptoires de la commission, qu’il appartenait, lui aussi, à la 5e colonne. Il s’humanisa et rechercha, de lui-même, le contact humain.
Ce fut un drame pour le bloc, une nouvelle qui plongea tout le monde dans la détresse pour de nombreux jours. La démoralisation commença par Henri qui demeura, un jour entier, étrangement silencieux. Il ne répondait plus aux appels réitérés. Finalement, devant la proposition de faire appel au chef de poste s’il se sentait trop malade pour bouger, il se résolut à s’expliquer:
— C’est trop dur à digérer, Jean. J’ai voulu garder la nouvelle pour moi mais je me rends compte que je ne le pourrai pas.
Sa voix n’était qu’un souffle. J’insistai:
— Qu’ as-tu appris? C’est de Ropin et du nouveau?
— Oui, écoute-moi, mon pauvre vieux. Il faut se préparer à de mauvais jours. On est tous condamnés à perpétuité. Le jugement a été rendu le 25 janvier.
Bon Dieu! J’en eus le souffle coupé. Dans la pire hypothèse, j’envisageais une peine de dix ans. Connaissant le système de remise appliqué en Guinée, je réduisais le temps effectif à passer en prison a un peu moins de la moitié: quatre, au plus cinq ans. Mais la perpétuité!
Littéralement, cela ne signifiait rien. En aucun pays du monde, la perpétuité réelle n’est appliquée. Le prisonnier d’Alcatraz lui-même s’en était sorti. On est toujours gracié, tôt ou tard, à condition de tenir le coup physiquement et moralement. Seulement, il n’y avait plus aucun point de repère possible. Une telle condamnation prouvait la volonté des autorités politiques guinéennes de ne tirer les détenus de leur obscurité qu’à une date très lointaine.
Le coeur serré, je calculais qu’il fallait tenir, au moins dix ans. Jamais je n’en verrais le bout! En trois mois, déjà, j’avais fondu tellement que je flottais dans ma tenue, autrefois si ajustée. Mes vertiges étaient continuels. Même couché, toute la cellule dansait autour de moi, comme aux premiers jours de détention. Peu m’importait d’ailleurs la pauvreté et la médiocrité de la chère, il ne m’importait plus aucun appétit et je n’arrivais pas à absorber la totalité des si maigres rations.
Ce qui me minait c’était cet isolement des miens. Dix ans sans jamais rien savoir de ma femme et de mes enfants! Comment allaient-ils se débrouiller sans moi? Je m’étais marié très jeune, à dix-huit ans. Cela n’avait pas été une réussite mais j’avais toujours voulu assumer mes responsabilités matérielles, pris l’habitude de voir tout un monde vivre par moi.
Tout ce temps sans pouvoir les aider ! Qu’allaient-ils, tous, devenir? Jean-François et ses enfants, Tenin et notre bébé? J’avais lu, autrefois, dans la littérature concentrationnaire qu’en URSS même, les détenus politiques reçoivent des nouvelles et parfois des visites des leurs. En Guinée c’eût été impensable. Le mur qui nous isolait du reste du monde s’élevait plus haut de jour en jour.