Ce texte est extrait du mensuel français monde-diplomatique.fr, écrit par Philippe Decraene, chef de la rubrique Afrique noire au journal Le Monde et rédacteur en chef de La Revue française d’études politiques africaines. |
Sous prétexte que M. Sekou Touré détiendrait illégalement dans son pays des citoyens ghanéens, le gouvernement du général Ankrah faisait procéder, à la veille de l’ouverture du sommet de l’O.U.A., à l’arrestation de la délégation guinéenne à cette conférence. Conduits par M. Lansana Beavogui, ministre des affaires étrangères, dix-neuf ressortissants guinéens, dont l’avion avait fait escale à Accra, y étaient interceptés par la police ghanéenne, puis séquestrés pendant plusieurs jours, placés dans l’impossibilité de se rendre à Addis-Abéba.
Cet acte contraire au droit international a eu de graves répercussions immédiates. Il contribua notamment à faire peser une atmosphère de malaise sur les travaux du quatrième sommet de l’organisation panafricaine. Il a surtout gravement affecté les relations entre la Guinée et le Ghana, dont tout porte à croire qu’elles ne vont cesser de se détériorer.
Certes, passé le moment de stupéfaction, aussitôt connue la nouvelle de l’arrestation à l’escale d’Accra de la délégation guinéenne, les offres de « bons offices » affluèrent. C’est ainsi que l’empereur Hailé Sélassié, dont la capitale abrite le siège du secrétariat général de l’O.U.A., envoya immédiatement auprès du général Ankrah son ministre de la justice. Soucieux d’assurer le succès d’une réunion qui se tenait pour la deuxième fois en Ethiopie, le Roi des rois entendait ne négliger aucun effort qui pût amener les dirigeants du Ghana à entendre raison.
L’initiative éthiopienne devait être accompagnée de plusieurs autres, les unes prises à l’échelon national — ce qui fut le cas pour le Nigeria, — d’autres mises au point dans le cadre de l’O.U.A. C’est en définitive à l’action de la mission spéciale dépêchée dans la capitale ghanéenne par l’organisation panafricaine que l’on doit la remise en liberté des Guinéens arbitrairement arrêtés. Cependant, si M. Justin Bomboko, ministre des affaires étrangères du Congo-Kinshasa, se montra assez habile pour faire lâcher prise aux dirigeants du Conseil national de libération d’Accra, les dirigeants de l’O.U.A. se révélèrent, pour leur part, impuissants à réconcilier Guinéens et Ghanéens.
Comme il arrive souvent en pareil cas dans les organisations internationales, une motion de félicitations fut décernée au « Comité des sages » et à la mission de paix de l’O.U.A. pour « les efforts qu’ils ont déployés en vue de résoudre la crise survenue entre le Ghana et la Guinée ». Cependant, la controverse entre Conakry et Accra a pris un tour si aigu que l’on voit mal comment les points de vue des deux gouvernements pourraient aujourd’hui se rapprocher.
Une querelle vieille de dix mois
En fait, la querelle entre Guinéens et Ghanéens remonte à février dernier. Au cours des dix mois qui suivirent l’éviction du Dr Kwame Nkrumah de la scène politique ghanéenne, le fossé n’a cessé de s’agrandir entre les deux Républiques de Guinée et du Ghana.
Les dirigeants du Conseil national de libération reprochent d’abord à M. Sekou Touré d’avoir accordé asile au président de la République ghanéenne déchu de son poste au moment où il se trouvait en voyage en Chine populaire. Ils admettent surtout fort mal que le leader guinéen ait estimé utile d’offrir au Dr Kwame Nkrumah de partager avec lui la présidence de la République de Guinée. Certes, ce geste ne paraît guère devoir revêtir d’autre signification que symbolique, mais il irrite les auteurs du putsch de février.
On peut faire les mêmes remarques au sujet des projets prêtés à M. Sekou Touré de nommer son ancien collègue Kwame Nkrumah chef de la délégation guinéenne à l’O.N.U. afin de donner à ce dernier une tribune internationale. D’autre part, il ne faut pas oublier que les autorités guinéennes apportent une aide directe au Dr Nkrumah en l’autorisant notamment à lancer à partir de Conakry des appels réguliers invitant la population du Ghana à se soulever en sa faveur. Apparemment sans effet, ces messages radiophoniques que le président déchu adresse régulièrement à ses compatriotes constituent autant d’actes d’hostilité à l’encontre des nouveaux dirigeants ghanéens.
L’attitude agressive adoptée dès le début du printemps par M. Sekou Touré à l’égard de la République de Côte-d’Ivoire, un moment menacée par lui d’invasion, n’est évidemment pas spécialement apte à créer un climat de détente. C’est en effet parce qu’il envisageait -ou feignait d’envisager – une action militaire contre le Ghana que le président de la République guinéenne suscita une telle psychose d’insécurité que les troupes ivoiriennes firent mouvement vers les confins proches de la Haute-Guinée.
La tension artificiellement créée en Côte-d’Ivoire et au Ghana par les dirigeants guinéens a évidemment contribué à isoler ces derniers. Et, toutes proportions gardées, M. Sekou Touré se trouve, en décembre 1966, entouré par un véritable « cordon sanitaire » qui n’est pas sans rappeler celui qui enserrait encore le Ghana avant la chute du Dr Kwame Nkrumah.
En souvenir de l’union Guinée-Ghana …
L’attitude de M. Sekou Touré à l’égard de l’ancien président de la République ghanéenne ne saurait s’expliquer sans faire référence à l’Union des Etats africains. Cet ensemble géopolitique dont beaucoup ignorent jusqu’au nom même, groupe théoriquement la Guinée, le Ghana et le Mali.
C’est le 23 novembre 1958 que, dans une première étape, MM. Sekou Touré et Kwame Nkrumah décidèrent de lier le sort de leurs Etats pour en faire le noyau des Etats-Unis d’Afrique chers au cœur de l’apôtre du panafricanisme. A cette date, moins d’un mois après le « non » de M. Sekou Touré à la Communauté franco-africaine proposée par le général de Gaulle, le gouvernement ghanéen préleva un crédit de 10 000 livres sur les fonds de réserves du Cocoa Marketing Board pour aider la jeune République guinéenne à consolider son indépendance.
Certes, par la suite, l’union Guinée-Ghana devait rester « mort-née ». Cette situation s’explique à la fois par des considérations financières, économiques et linguistiques, sans omettre, bien sûr, quelques explications de caractère politique. En dépit de sa sortie de la zone franc en mars 1960, la Guinée ne donna en effet jamais son adhésion à la zone sterling à laquelle appartient le Ghana. Le déséquilibre économique existant entre un Ghana prospère, producteur de cacao, de manganèse, de diamants, de bois tropicaux, et une Guinée aux ressources modestes (essentiellement bananes et bauxite) risquant d’entraîner une véritable mise en tutelle de l’un des Etats par l’autre, les rapports restèrent en fait toujours réduits à leur plus simple expression.
L’adhésion du Mali en 1960 à l’union Guinée-Ghana ne parvint pas à donner vie à un ensemble dont rien n’est officiellement venu sanctionner l’échec — contrairement à ce qui s’est produit en août 1960 pour la Fédération du Mali — mais dont rien ne justifie en fait l’existence.
En tout état de cause, que l’union Guinée-Ghana-Mali fût effectivement restée dans les limbes, que cette organisation se soit ou non mal accommodée de la forte personnalité des présidents Sekou-Touré et Kwame Nkrumah, le premier de ces hommes a conservé à l’égard du second une fidélité dont il faut rechercher les raisons dans l’attitude de coopération adoptée par le Dr Kwame Nkrumah à l’égard de la Guinée dès l’accession de cette dernière à la souveraineté nationale.
De profondes divergences idéologiques
Au surplus, tout sépare aujourd’hui le Ghana du général Ankrah de la Guinée de M. Sekou Touré. Les options idéologiques sont en effet profondément différentes à Accra et à Conakry.
Depuis qu’ils se sont emparés du pouvoir par la force, les dirigeants du Conseil national de libération s’efforcent en effet de multiplier les ouvertures en direction de leurs voisins francophones, ainsi qu’en direction des puissances occidentales. Sans rompre formellement avec le gouvernement de Pékin, ils ont chassé de leur pays les experts et diplomates communistes chinois. Enfin, tournant résolument le dos aux « voies socialistes » ghanéennes tracées par le Dr Kwame Nkrumah, ils ont proclamé leurs préférences pour le capitalisme libéral.
Une des premières initiatives du général Ankrah a été de normaliser les rapports du Ghana avec la Haute-Volta, la Côte d’Ivoire, le Togo et le Niger, pays dans lesquels on prêtait à l’ancien président de la République ghanéenne des projets subversifs. Longtemps closes, les frontières du Ghana avec le Togo d’abord, puis la Haute-Volta et la Côte-d’Ivoire ont ainsi été rouvertes. Des accords de coopération ont même été récemment conclus, notamment en matière de défense, entre le Ghana et ses voisins, tandis qu’une mission ghanéenne de bonne volonté se rendait en France pour renouer un dialogue que l’attitude hostile adoptée par le Dr Nkrumah à l’égard de ses collègues francophones avait momentanément rompu.
De son côté, M. Sekou Touré reste en très mauvais termes avec les Etats modérés de l’Organisation commune africaine et malgache (O.C.A.M.), notamment avec les cinq pays membres du Conseil de l’Entente dont la Côte-d’Ivoire est le chef de file. Les relations entre la Guinée et les Etats-Unis se sont d’autre part brutalement détériorées depuis que M. Sekou Touré a décidé l’expulsion de Guinée des membres du Corps de la Paix afin de protester contre ce qu’il qualifie de « complicité » entre Washington et Accra. En effet, on est convaincu à Conakry que le fait que l’avion à bord duquel voyageait la délégation guinéenne au « sommet » de l’O.U.A. appartienne à la compagnie américaine Panam n’est pas étranger à l’arrestation de M. Lansana Beauogui et de sa suite.
Et, tandis que le gouvernement américain a pratiquement décidé la suspension de son aide économique et financière aux dirigeants guinéens, ces derniers ne cessent de renforcer leur coopération avec la Chine communiste. C’est ainsi que le 16 novembre, après que M. Chou En-Lai eut reçu M. Ismaël Touré, un accord prévoyant l’octroi d’un important prêt chinois et un protocole commercial pour l’année fiscale 1967 ont été conclus à Pékin.
Dans ces circonstances, il est donc aisé de constater tout ce qui oppose Guinéens et Ghanéens — dont les Etats restent théoriquement unis au Mali au sein de l’Union des Etats africains (U.E.A.), — tandis qu’on perçoit en revanche fort mal ce qui peut les rapprocher les uns des autres.