Ce billet aussi est extrait du livre Ousmane Ardo Bâ, Camp Boiro. Sinistre geôle de Sékou Touré. L’auteur y traite de l’agonie et de la fin d’Emile Cissé redoutable Gouverneur de Kindia, membre de la Commission d’enquête du Tribunal révolutionnaire. Emile Cissé rendit l’âme le mercredi 6 mars 1974 au bout de plusieurs jours de diète noire, torture à laquelle il avait soumis de nombreuses victimes à Kindia et à Kankan.
Un peu après l’extinction de la lumière, Filyba Mady mon compagnon de cellule qui était en faction au « radar » me faisait signe de venir à l’observatoire. Deux geôliers armés encadraient Emile Cissé, le conduisant vers le poste de police. L’adjudant-chef Alceny Condé les talonnait.
Emile Cissé n’était plus qu’une charpente osseuse qui se mouvait vacillante sur de frêles jambes. Il n’avait qu’un morceau d’une vieille couverture autour des reins en guise de pagne et le reste torse nu. Emile Cissé était au régime demi-ration depuis cent treize jours, ce redoutable supplice l’avait complètement lessivé. A la hauteur de la cellule 49, ils bifurquèrent, puis montèrent sur la véranda. L’adjudant-chef Alceny Condé ouvrit la cellule et lui demanda d’entrer.
— Quoi ! s’exclama le prisonnier, il n’y a pas de tinette, avec mon paquetage?
— Rentre seulement, j’ai pas de temps à perdre. Tu sais ce que tu as fait, répondit froidement le geôlier.
— Ah ! mon Dieu, soupira l’ancien bourreau de Kindia, après quatre mois de demi-ration, ils veulent m’achever par la diète noire.
Les gardes-chiourme le bousculèrent dans la cellule et la porte se referma violemment derrière Emile Cissé qui gueulait.
— Nous n’avons rien à t’apprendre sur les méthodes du Comité révolutionnaire, car tu as longtemps travaillé pour eux, répliqua Javert.
Je réfléchis un bon moment avant de me décider à appeler mon voisin de la cellule 51 au « téléphone » afin d’obtenir de lui des explications sur cette fameuse diète noire qui faisait la terreur d’Emile Cissé. L’ex-geôlier, l’adjudant Diallo, pouvait me fournir des renseignements, arrêté depuis deux ans pour une raison qu’il ignorait encore, il était un familier du Camp Boiro et de son Bloc pénitencier pour avoir servi comme geôlier pendant sept ans dans cet enfer où il croupissait à son tour. Rapidement l’ex-geôlier commença à m’expliquer.
— Ousmane, c’est horrible la diète noire, c’est tuer un prisonnier par inanition, tu es à côté de lui, ainsi tu suivras de près cette affreuse mort par la faim et par la soif. C’est un supplice vraiment horrible et pour te le confirmer, je te jure avoir vu ici-même, dans ce bloc où je servais, des prisonniers mis à la diète noire sur ordre que devait faire exécuter Keita Fodéba, alors ministre de la Défense, de l’Intérieur et de la Sécurité et patron du Camp Camayenne, recueillir leur peu d’urine pour boire et certains mangeaient leurs selles. Etant toxiques, l’urine et les selles les achevaient au bout de deux ou trois jours. Remarque, cela leur rendait un immense service. C’est pourquoi le Comité révolutionnaire fait retirer maintenant les tinettes pour martyriser la victime le plus longtemps possible.
Les deux premiers jours, Emile Cissé semblait accepter avec courage cette fin atroce qu’il avait lui-même infligée à certaines de ses victimes de Kindia et de Kankan. Mais ce courage ne durera pas longtemps dès l’aube du troisième jour, ses hurlements à la mort retentirent. A tout moment, il ne cessait d’appeler Fadama Condé et Alceny Condé, les deux geôliers en chef et demander:
— A boire, à boire par pitié, à boire pour l’amour de Dieu.
Certains prisonniers se réjouissaient d’entendre le désespoir de celui qui les avait torturés pendant plusieurs jours et nuits. D’autres, malgré le calvaire qu’Emile Cissé leur avait fait vivre, éprouvaient de la pitié pour l’ancien tortionnaire de la Révolution. Ce qui était sûr, tous les prisonniers devaient craindre, car du jour au lendemain, ils pouvaient succéder à Emile Cissé dans la cellule 49. Cellule de la diète noire et en même temps morgue de la prison.
En pleine nuit, quand Emile Cissé recommença à geindre et à demander de l’eau à boire « pour l’amour de Dieu », l’angoisse et la peur me gagnèrent un peu plus. Seul le mur de cloison me séparait du supplicié. Les geôliers restaient indifférents aux requêtes de cet homme qui avait fait tant de mal pour contribuer à l’édification de ce monument de mensonges sataniques. Quand il atteignit le faîte de cet édifice, celui en qui il croyait le fit tout simplement basculer dans le vide.
Chaque heure en ces moments épouvantables comptait double pour celui qui attendait cette mort si lente. Dans l’après-midi du cinquième jour de sa mise en diète noire, Emile concentra toutes ses forces et hurla sa confession de bourreau tant utilisé par la cause qui le sacrifiait pour d’autres raisons.
L’histoire parlera. L’impitoyable tribunal de l’histoire parlera et ce jour le voile du mystère se déchirera et Sékou sera nu devant l’humanité éprise de Justice.
Il y avait de cela quatre ans, Emile Cissé ignorait l’existence de ce tribunal de l’histoire auquel il faisait allusion. Après le cinquième jour, Emile Cissé n’eut plus assez de force pour hurler. D’heure en heure, ses gémissements devenaient plus faibles et ressemblaient à des jappements de jeune chiot. Quand il eut cessé de gémir, le lieutenant Diakité Lamine, dit le Vautour, médecin-chef du Camp Boiro, le major Sako et Fadama Condé, le Hibou, ouvrirent la porte de la cellule 49. Ils ne restèrent pas longtemps devant le seuil de la porte. Après la fermeture de la cellule, le Hibou fit signe aux geôliers que leur proie était toujours en vie.
La nuit, Alceny Condé et le major Sako vinrent encore voir si Emile Cissé avait rendu l’âme. C’est seulement dans la nuit du mercredi 13 mars 1974 qu’il rendra son dernier soupir comme s’il avait préféré partir avec l’austérité de la nuit qui l’aidait à garder l’anonymat de ceux qui avaient hurlé sous sa torture ou des martyrs ayant succombé à sa cruauté diabolique. Quelques instants plus tard l’ambulance quittait le bloc en emportant la dépouille d’Emile Cissé au charnier de la Révolution.