Les femmes de Guinée sont spéciales. Chaque fois que le pays se trouve dans une situation difficile, ce sont elles qui se sont levées pour y faire savoir face, aujourd’hui contre le virus d’Ebola, hier contre les colons et ensuite contre la dictature de Sékou Touré. Aujourd’hui dans les foyers et les hôpitaux ce sont elles qui poussent le sacrifice jusqu’à en perdre la vie. C’est pour cela qu’elles sont plus nombreuses à être infectées. Il y a 40 ans, le 27 aout 1977, lorsque la politique démagogique du tyran avait détruit les bases de l’économie guinéenne.
Le peuple souffrait d’une faim chronique, les denrées et divers condiments étaient rationnés. Dans les hôpitaux, où on était soigné par d’anciens infirmiers promus docteurs en médecine par décret présidentiel, les malades devaient apporter de chez eux une bassine d’eau et la nourriture. Les prescriptions médicales devaient comporter le choix entre plusieurs médicaments car les pharmacies étant mal approvisionnées. Les médecins devaient faire ainsi car si le malade ne trouvait pas de médicaments, ils étaient accusés de créer eux la pénurie et ils pouvaient être taxés de saboteurs de la révolution. Et surtout la production de riz, denrée alimentaire de base des Guinéens avait dégringolé de 282 700 tonnes en 1957—veille de l’indépendance—à moins de 30 000 tonnes.
Fatiguées des tracasseries de toute nature que la population subissait, les femmes sont sorties pour crier leur ras-le-bol à Nzérékoré Macenta,Gueckédou, Kissidougou, Beyla et Kankan. Le responsable suprême de la révolution et de nos malheurs, Ahmed Sékou Touré, tente de récupérer la situation.
Ce texte est tiré du livre du Prof. Ibrahima Baba Kaké, Sékou Touré: le héros et le tyran:
Pour l’heure, les femmes ne voient qu’une chose: elles ont obtenu la suppression de la police économique. Mieux: le chèque en blanc que Sékou Touré leur a publiquement signé a valeur d’amnistie pour les événements du marché Mbalia, comme pour la mise à sac des commissariats. Et tant qu’à faire, elles vont aller achever le travail dans les quartiers qu’elles n’ont pas encore visités, détournant à cet usage les cars de transport urbain, avant de se rendre jusqu’à la brigade de Lansanaya, à 30 kilomètres de Conakry, pour raser et incendier ses bâtiments, après les avoir vidés des denrées de première nécessité qui y étaient stockées. Jusqu’au soir du samedi 27 août, l’agitation reste maîtresse de la rue.
A 19 heures, un communiqué laconique diffusé par la Voix de la révolution a annoncé à la population qu’un meeting d’information, organisé au Palais du peuple par le comité central du parti-Etat, aura lieu le lendemain matin à 10 heures. Il sera consacré au problème des commerçantes. Chacun se dit que des événements importants sont en train de se préparer. Le dimanche matin, Conakry se réveille sous l’une de ces pluies torrentielles du mois d’août. Peu après, dès 8 heures, de nombreuses femmes se pressent devant les portes du Palais du peuple. En d’autres temps, nombre d’entre elles auraient été vêtues de blanc, en hommage à la révolution et à son chef.
Ce jour-là, arborer une telle couleur, ou même une couleur claire, aurait été une provocation vis-à-vis des héroïnes de la veille. La plupart des femmes sont donc habillées de rouge, une couleur vive. Les autres portent au moins une bandelette rouge autour de la tête. Manifestement, elles sont déterminées à ne plus se laisser faire; à ne pas quitter les lieux sans avoir obtenu solennellement satisfaction. A 9 heures 45, arrive Sékou Touré, accompagné de ses plus proches collaborateurs:
- Ismaël Touré, son demi-frère, ministre de l’Économie et des Finances
- Fily Cissoko, ministre des Affaires étrangères
- Lansana Diané, ministre de la Défense.
L’atmosphère est tendue. Sékou Touré s’efforce de garder son calme, mais les témoins remarquent tous sa nervosité. Quand il prend la parole et lance les slogans traditionnels contre le colonialisme, le néo-colonialisme et leurs complices, ces slogans ne sont repris que par les responsables politiques présents dans la salle. Alors, comme il commence son discours par l’interrogation: — Est-ce que les mouvements que vous avez faits hier étaient bons ou mauvais ? Et que d’une seule voix les femmes répondent: — Bons et même très bons ! C’est d’une voix sourde de fureur rentrée que le vieux tribun lance: — Les agitations ont été provoquées par les parents de la Cinquième colonne … Phrase terrible, à l’époque, en Guinée. On ne qualifiait ainsi que les opposants au régime, les contre-révolutionnaires, les ennemis du peuple, c’est-à-dire les hommes voués aux arrestations, à la torture, à la détention sans jugement, à la potence ou aux balles des pelotons d’exécution.
S’il croyait en imposer ainsi aux femmes qui remplissaient la salle du Palais du peuple, Sékou Touré se trompait. La suite de son intervention fut couverte par les huées et les invectives. Le chef de la garde présidentielle, surnommé de Gaulle à cause de sa grande taille, a raconté en privé comment il a vécu ce moment: — « Elles ont tout de suite répliqué: — « C’est toi la Cinquième colonne. C’est toi l’impérialiste. C’est toi le raciste ». Elles le traitaient d’aventurier et d’assassin. Elles disaient qu’elles allaient lui enlever son pantalon pour lui en faire un chapeau. Et puis elles se sont mises à chanter en choeur une chanson improvisée en langue soussou qui disait: — « Vingt ans de crimes c’est assez. Tu dois t’en aller ». Sékou Touré faisait comme s’il ne comprenait pas. Il voulait continuer à parler. C’est son frère Ismaël qui lui a demandé s’il n’entendait pas ce que chantaient les femmes. Le président ne lui a pas répondu. Il voulait continuer à parler, à tout prix.
Même quand le ministre Lansana Diané l’a saisi par la main pour lui faire prendre la porte de sortie, il a refusé de s’en aller. C’est alors que trois femmes en rouge se sont approchées de lui pour lui dire en face les paroles de la chanson. De l’extérieur, des gens jetaient des pierres à travers les vitres, et des boîtes de conserves vides, et des bouteilles. Alors, le président s’est
levé, comme réveillé. Précipitamment, il a pris la sortie du sous-sol, malgré les trois femmes qui maintenant s’accrochaient de lui pour l’empêcher de s’enfuir. Alors la garde armée est intervenue. L’une des trois femmes a été abattue, une grosse vendeuse du marché Mbalia. Les deux autres ont été arrêtées, plus une quinzaine encore qui s’étaient avancées pour leur prêter main forte. Sékou Touré était dans une rage folle. Il a exigé que l’on utilise les armes pour briser la révolte. Les femmes arrêtées ont été exécutées plus tard. Les compagnes de ces femmes ne se laissent pourtant pas intimider. Elles passeront plusieurs heures autour du Palais du peuple à guetter la sortie du président.
En fin d’après-midi, convaincues qu’il était parvenu à s’échapper, elles se sont répandues dans toute la ville.
Quelques semaines plus tard, à Bamako, le premier ministre Béavogui reconnaîtra dans une interview que, ce jour-là, l’émeute était maîtresse de la rue: Sur les six cent mille habitants de Conakry, il y en avait bien cent mille qui manifestaient. Ce n’est qu’une fois la nuit tombée que la troupe a commencé à tirer. Entre temps, le chef d’état-major Condé Toya a ordonné aux blindés de prendre position dans Conakry. Ces mesures ne devaient pourtant pas entamer la détermination des femmes. Dès le lendemain, à l’aube du lundi 29 août, une nouvelle marche se forme, en direction de la présidence. Au passage, les manifestantes tentent en vain de délivrer leurs compagnes arrêtées la veille, qu’elles croient internées au camp Boiro. Plus loin, à la hauteur du marché central, Condé Toya a fait barrer la grande artère qui mène à la présidence par un peloton de chars. Une épaisse ligne rouge a été tracée sur toute la largeur de la voie. Quiconque la franchira sera abattu sans sommation. Les femmes, une fois de plus, vont manifester un courage inouï: elles passent outre à l’ultimatum et continuent leur progression vers la présidence. Elles n’iront pas loin. A 200 mètres de là, l’armée tire dans le tas. On ne saura jamais le nombre exact des victimes du 29 août. Le chiffre de soixante morts et de trois cents blessés est celui, en recoupant les témoignages, qui semble le plus proche de la réalité.