Dans le billet qui suit extrait du livre de Jean-Paul Alata Prison d’Afrique, l’auteur nous parle de Fodé Bérété avec qui j’ai fait partie de la même promotion pendant presque 2 années scolaires au Collège de Dixinn, devenu aujourd’hui Sainte Marie. Il ne put terminer la 2ème année car il en fut expulsé pour insuffisance de résultats indiscipline et littérature interdite.
Après l’accession du pays ò l’indépendance, il est devenu membre du Comité central du PDG, directeur du quotidien du PDG Horoya et membre de la Commission d’enquête du Camp Boiro. Qu’un individu aussi mediocre un homme-clé du régime, aide à comprendre comment des fripouilles ont utilisé de leur pouvoir pour massacrer tout ce que laGuinée avait d’hommes brillants.
En liberté, je m’étais toujours bien entendu avec Bérété, moins bien avec Guichard. Le premier n’était pas une lumière mais faisait preuve d’une grande honnêteté intellectuelle. Fanatique du régime, il savait rester dans des limites saines, n’excédant pas la démagogie courante. Guiton était plus difficile à vivre. Comme tous les métis guinéens, il était extrêmement méfiant. Les complexes de ces malheureux s’accentuaient tragiquement depuis l’Indépendance.
Leur petite communauté avait payé un lourd tribut aux épurations successives. Depuis dix mois, pratiquement les deux tiers des « mulots » avaient été éliminés.
Toutes ces dépositions orchestrées délièrent les lèvres de Bérété. Il me convoqua plusieurs fois pour le simple plaisir de discuter. C’est ainsi que je pris connaissance des dépositions et du comportement des étrangers détenus. Environ la moitié d’entre eux était passée devant le comité. La proportion des réticents était identique à celle constatée chez les Guinéens. Les hommes se valaient. Certains, de ceux que je vis, par la suite, plastronner effrontément, refusèrent de se laisser même lier les mains. Ils allèrent, avec une bonne volonté touchante, au-devant des désirs de leurs bourreaux. D’autres monnayèrent assez sordidement leur « confession » contre des avantages matériels solides : double ration, porte ouverte, douche quotidienne, et exigèrent que l’accord du ministre ne restât pas verbal mais soit consigné sur le livre de poste.
Par contre, l’un d’eux, surtout, fit l ‘admiration des tortionnaires et mérita l’estime de tous. Ami intime de Naby l’exilé, W. G. William Gemayel refusa de renier cette amitié. Invité à pondre sa petite histoire drolatique, il sut imposer le respect au ministre lui-même. Quand on lui demandait quelque précision, il répondait d’un ton posé: « Vous ne désirez certainement pas de moi un faux témoignage, n’est-ce pas? »
Mais tout a une fin et sa déposition fut rendue nécessaire par la nature même des liens qui l’attachaient à l’ennemi juré du régime. Le prisonnier, de constitution très fragile, qui surmontait déjà, avec un courage remarquable, le lourd handicap d’une déformation accidentelle de la colonne vertébrale, supporta stoïquement les tortures habituelles. Il stupéfia les gardes par son calme mais on l’affama.
Il fut laissé près de deux mois à un régime alimentaire de misère. Il ne put tenir et dut accepter, comme tout le monde, de se plier aux exigences de ses bourreaux. Il le fit avec dignité. Bérété me rapporta ses moindres paroles, s’émerveillant d’un tel cran dans un corps physiquement amoindri.
– C’est l’âme qui commande, lui dis-je. Cet homme a une âme de fer. Il est profondément religieux. C’est une arme remarquable qu’il sait utiliser. C’est un être exceptionnel.
– Toi aussi, tu es croyant et tu as tout de même résisté à pas mal de pressions!
– Oh moi, je n’ai plus d’âme. L’Afrique me l’a enlevée, il y a quarante ans. J’ai cru que c’était pour me la conserver enrichie mais la Guinée vient de me la briser. Je n’ai qu’un amour au coeur et ce n’est pas suffisant pour pouvoir se dépasser.
Bérété me regarda pensivement.
– Il n’y a rien de vrai dans toute ta déposition. N’est-ce pas, Jean-Paul ?
Pour une fois’ je me départis de ma prudence. Je laissai parler mon coeur.
– Y a-t-il seulement dix mots de vrai dans l’ensemble de toutes ces déclarations?
Guiton, debout près de la table, entre nous deux, protesta mollement. Il était visiblement apeuré.
– Tout de même! L’existence des réseaux n’est plus à démontrer. Qu’il y ait eu de l’exagération, d’accord, mais les Services secrets étrangers ont organisé leurs bases, ici.
– Il n’y a aucun pays au monde où n’existent pas de Services de renseignements. La Guinée, elle-même, a ses propres réseaux dans les pays voisins et prie ses ambassadeurs de la renseigner dans les autres. Mais ce ne sont pas les malheureux qui sont ici qui les constituaient sur son sol. A mon avis, les véritables espions courent encore et se moquent bien de la comédie jouée qui ne touche que des innocents !
La conversation s’arrêta là ; Guiton était trop effrayé.
Elle reprit deux jours plus tard. Je venais d’en terminer avec la déposition d’un Européen que j’avais aidé de mon mieux malgré ma répugnance. L’affaire de cet homme m’attira par pitié. Il était le doyen des détenus, approchant les soixante-dix ans. Passe encore qu’il fût emprisonné à cet âge. Ce n’était guère un honneur pour le pays qui jetait des vieillards dans de telles geôles mais quand on m’appela, on l’avait déjà maltraité…
Ce n’était pas le fait de Bérété. Je fus toujours persuadé qu’il n’aurait pas accepté de le faire passer à la salle de torture, autrement que pour l’impressionner. Tormin avait été interrogé à la 4è sous-commission par un policier particulièrement ignoble qui y sévissait. Son moindre défaut était de procéder lui-même aux arrestations et de dépouiller le prisonnier de tous ses objets de valeur avant de le présenter au greffe. Ce voleur qui était doté par la nature d’une véritable face de belette, au menton fuyant et au long nez charnu et mobile des narines, s’acharna à obtenir une déposition suffisante. Cruellement ligoté, Tormin s’était incliné mais sa déclaration n’avait pas plu au ministre (Touré Ismael) qui avait chargé Bérété de la reprendre.
Le pauvre vieux ne pouvait plus se servir de ses mains. C’était sa seule richesse. Il était serrurier. La vue de ce vieillard qui souffrait d’une diarrhée persistante me révolta. Cela dépassait toutes les bornes, ne pouvait servir en rien une cause quelconque. Il n’y avait, dans cette arrestation d’abord, puis dans cette torture, aucune justification. L’homme n’était pas un expert travaillant pour un autre gouvernement. C’était un artisan installé à son compte dans le territoire, depuis trente ans!
C’était aussi l’avis de Bérété qui s’arrangea pour rester seul avec moi. Il devait être près de minuit. La nuit était très calme. Il venait de déplorer que de telles exagérations aient été commises. Même en cas de culpabilité, le vieillard aurait dû être expulsé par le premier avion et non incarcéré.
Une voix s’éleva dans la pièce voisine. C’était l’enregistrement d’une nouvelle déposition. Au début, aucun de nous ne fut frappé par les paroles, puis le nom de Behanzin nous alerta. Nous nous tûmes, d’un commun accord, écoutâmes.
Je voyais le visage de mon vis-à-vis s’altérer, virer au gris, ses traits se creuser, ses mâchoires saillir et me souvins qu’il était des intimes de L.B.Z. à qui il devait sa formation intellectuelle. L’alter ego du Dahoméen était Keita Mamadi qu’on ne voyait plus que rarement à la commission. Je compris que l’affaire atteignait un sommet.
Si le ministre obtenait la tête de sa victime, il déclencherait également une nouvelle vague d’arrestations. La place à investir auprès du président devenait libre, au prix de milliers d’hommes. Quand la voix de Leblanc s’éteignit, Bérétéreleva la tête. Il s’était peut-être écoulé une heure où chacun s’était concentré sur l’exposé du professeur en y interférant ses propres pensées.
Je soupirai :
— Hé bien, je crois que je ne suis pas seul à craindre pour ma vie ! Si le président admet cette déposition, vous allez être fatigués !
Bérété articula lentement :
– Il veut notre peau mais nous avons un avantage sur vous. Nous, nous le savons. Après Kassory et toi, il a eu Michel Émile, mais nous, jamais ! Nous ne nous reverrons guère. Je vais être très occupé à la présidence, trop occupé pour venir à cette commission. D’ailleurs ce travail ne me plaît pas. Tu le sais déjà. Bon courage Alata. Tu t’en tireras.
Je haussai les épaules.
– Je n’en sais trop rien. Physiquement, rester quatre ans ou plus dans un pareil enfer semble difficile ; moralement, c’est pire. Rien à faire, sans nouvelles des siens, rester allongé toute la journée dans l’obscurité à ruminer ses pensées, savoir qu’on a tout perdu, même sa femme !
Bérété me coupa :
– Tu n’as pas le droit de parler ainsi. Tu n’as pas perdu ta femme. Elle ennuie le président pour obtenir une nouvelle entrevue avec toi. Elle ne pense qu’à toi. Tiens le coup. Nous sommes nombreux à mesurer les fautes commises. Peut-être pourrons-nous réparer. Je sais que tu es resté révolutionnaire et le président est toujours ton ami, malgré tout !
Ce furent les derniers mots que nous échangeâmes. Moins de trois jours après, les travaux du Comité révolutionnaire étaient suspendus. On prit prétexte de la visite de nombreux chefs d’État étrangers. Plus de la moitié des détenus n’avaient pas été interrogés.