Le texte qui suit est la troisième partie de l’introduction de Florence Morice à une série que Radio France Internationale a consacré au douloureux passé de la Guinée. Les précédents articles ont été publiés le 6 et le 13 juillet 2013.
Quant aux archives, à Conakry les rumeurs vont bon train sur qui les détiendrait. Ont-elles été vendues ? Ont-elles disparu ? Nombreux sont ceux qui disent en posséder tout ou partie, ou tout du moins savoir où elles se trouvent, sans pouvoir les montrer. Une chose est sûre, seule une infime partie a été versée aux Archives nationales. Comme la mémoire, en Guinée, les archives semblent donc morcelées, éparpillées. Et la mythologie qui les entoure alimente les récits les plus contradictoires sur de supposées vérités cachées que ces archives seraient censées révéler. Tandis que les uns et les autres s’accusent mutuellement de les garder secrètes pour mieux pouvoir falsifier l’histoire[3].
Pendant que le débat sur la responsabilité individuelle de Sékou Touré occupe le devant de la scène, le récit du vécu de milliers de Guinéens lui, est relégué au second plan, tout comme le débat sur les droits de l’homme et la responsabilité de l’État.
« En Guinée, les critères entre ce qui est juste ou injuste, vrai ou faux sont absents. Cela pérennise une culture de la violence et l’impunité », s’inquiète un sociologue. « La Guinée après l’époque Sékou Toure s’est redressée comme elle a pu sans jamais revenir sur ce fond trouble qui la hante comme un démon », déplore un diplomate.
Et tandis que l’élite guinéenne s’écharpe sur ces questions, la jeunesse, elle, vit dans la confusion, dans un pays où l’amnésie confine à la schizophrénie. « Nous n’avons pas une Histoire mais des Histoires », déplore Alseny Sall, jeune juriste, défenseur des droits de l’homme. Qui dit vrai ? Qui dit faux ? Interroger la mémoire du passé en Guinée, c’est se heurter à beaucoup de questions sans réponse.
Celles de cet étudiant, par exemple, croisé à une terrasse dans le quartier Mafanco, et à qui les parents ont expliqué, enfant, qu’Ahmed Sékou Touré était « le meilleur président qu’a connu la Guinée » avant qu’il ne découvre à 25 ans passés une photo des pendaisons publiques du mois de janvier 1971[4], qui emportèrent des responsables de l’époque, accusés de complot. « Pourquoi ont-ils été pendus comme ça ? Comment connaître la vérité sur tout ça ? », il s’interroge encore.
Ou celles de ce jeune Guinéen rencontré au lycée du 2 octobre, – baptisé ainsi en référence à ce jour de 1958 où l’indépendance du pays fut proclamée. Lui souhaiterait, dit-il, devenir « un cadre de la Guinée » mais a besoin avant cela de comprendre comment et pourquoi un matin de 1971, Sékou Touré décida de s’en prendre ainsi à son élite dirigeante. « Si je ne comprends pas ce qu’ils ont fait et pourquoi ils ont été tués, comment vais-je éviter de commettre les mêmes erreurs et risquer de me faire arrêter moi aussi ? » « L’histoire de notre pays est faite de trous noirs », se lamente à son tour le journaliste Ibrahim Baldé.
Paradoxalement, les trous de l’histoire guinéenne ont permis, ces dernières années, un retour des fidèles de Sékou Touré sur la scène publique et médiatique, impensable encore il y a 10 ou 15 ans. Un personnage incarne ce retour : Ansoumane Bangoura, ex-directeur de cabinet du dernier ministre de l’Information sous Sékou Touré, figure emblématique de la lutte pour l‘indépendance, un gaillard de 76 ans, verbe haut, costume vert élégant et fier aujourd’hui encore de se présenter comme journaliste « DE » la voix de la révolution, l’unique radio nationale autorisées à l’époque, avec une emphase tout particulière sur ce « DE » auquel il tient dit-il « comme à une particule de noblesse ». Depuis deux ans, chaque dimanche sur les antennes d’une radio privée, la radio Évasion, il anime « Témoin de l’histoire », une émission dans laquelle, sous couvert de faire la « catharsis » du peuple guinéen, lui et ses invités se remémorent les faits de gloire du régime de Sékou Touré, son empreinte sur les arts, le sport, la place de la Guinée sur la scène africaine et réactivent le mythe de cette figure panafricaine qui incarna un temps les idéaux de la jeunesse et des intellectuels du continent.
« Nous sommes malades de notre histoire, plaide Ansoumane Bangoura. Ceux qui ont combattu l’indépendance de la Guinée, et qui ont combattu le régime d’Ahmed Sékou Touré tiennent coûte que coûte à présenter la Guinée sous les plus vilains oripeaux : dictature sanguinaire, monstre, camp Boiro. Vous voyez, il y a un tropisme négatif. « La Guinée ? C’est le camp Boiro. Sékou Touré ? C’est un assassin ». Cela fait que le Guinéen est traumatisé. Si bien que le mensonge est devenu culturel en Guinée. Nous sommes dans un monde kafkaïen. Je n’ai pas honte de le dire. Le Guinéen est un homme qui se réfugie dans le confort de la folie« , conclut l’animateur.
Ansoumane Bangoura, animateur de « Témoin de l’Histoire ».
Même s’il reste marginal, ce discours trouve un certain écho auprès d’une jeunesse peu éduquée, largement au chômage, en quête d’autorité et d’un passé glorieux auquel elle pourrait s’arrimer dans son combat pour l’émancipation au même titre que ses frères et voisins ivoiriens ou sénégalais.
« Jusqu’à la fin des années 90, les gens réfléchissaient deux fois avant de parler du PDG-RDA (le parti-État de Sékou Touré, ndlr), mais cette période est révolue », assure l’historien Maladho Siddy Baldé. Le tournant s’opère selon lui à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance. C’est à cette époque qu’est inauguré un nouveau palais présidentiel construit dans les années 1990 sur les ruines de l’ancien et officiellement baptisé « Sékoutouréya », ce qui signifie « chez Sékou Touré ». « Le président Lansana Conté aurait commenté l’événement en ces termes : « On lui doit bien ça ! », note l’historienne Céline Pauthier.[5]
Aujourd’hui, la veuve de Sékou Touré, de retour au pays après un long exil, reçoit fièrement les visiteurs dans la maison du couple. C’est ici, aime-t-elle à rappeler, qu’en 1966 les Touré accueillirent Kwame Nkrumah, le père de l’indépendance ghanéenne. Elle vante sans sourciller « la bonté » de son mari, « incompris » selon elle et dont la mémoire aurait été volontairement salie. Au mur, on le voit en couverture des journaux de l’époque, serrant par exemple la main de Patrice Lumumba, dans le petit musée familial qui lui est consacré. Mohamed Touré, son fils fut candidat aux législatives en 2017 sous la bannière du PDG-RDA, recréé sur les ruines de l’ancien. Ceux qui le connaissent bien le taquinent même sur la façon qu’il a de reproduire les accents de son père. Quant à la sœur, Aminata Touré, elle a créé la surprise en remportant en candidate indépendante un siège aux dernières communales et pas n’importe où : à Kaloum, le quartier administratif de la capitale.
Hadja Andrée Touré, la veuve d’Ahmed Sékou Touré chez elle, à Conakry en 2017.
Pendant ce temps-là, les autorités guinéennes semblent prôner une réconciliation par l’oubli qui implique de mettre sous le boisseau, ensemble, victimes et bourreaux. Cela provoque l’inquiétude des associations de victimes : « Si nous n’arrivons pas à résoudre ces questions aujourd’hui, ce ne sont pas nos enfants qui vont le faire », redoute Fodé Maréga. « Nous, qui sommes marqués psychologiquement par la disparition de nos parents, nous continuons à nous battre contre l’oubli, mais si nous nous disparaissons, nous craignons que cette lutte n’aille nulle part.»
Quant aux défenseurs des droits de l’Homme, ils déplorent les traces laissés par ces trous de mémoire dans la société guinéenne : manque de confiance dans l’État, manque de confiance dans la justice, violence dans les rapports sociaux, et culture de l’impunité. En 2009 encore, plus de cent cinquante Guinéens furent tués par des forces de l’ordre et des dizaines de femmes violées dans un stade de la capitale Conakry, sans qu’aucun responsable n’ait pour l’heure été jugé ou sanctionné. Chaque année, l’anniversaire de ce massacre du 28 septembre est l’occasion pour les associations de rappeler à quel point les drames d’aujourd’hui trouvent leurs sources dans les silences d’hier. L’année 2017 n’a pas fait exception. Ce jour-là, au siège de l’AVIPA, l’association créée autour des victimes du massacre du stade, une troupe de théâtre interprète une pièce inspirée de ce drame, toujours impuni. Viols, hurlement, violence des policiers. C’est cru. Puis les cris de douleurs des acteurs se mêlent à ceux du public. Une femme hurle. S’évanouit. Elle était dans le stade le 28 septembre 2009 et réclame justice. Trois personnes s’entraident pour l’évacuer. Un autre se lève. Demande à ce que tout cela s’arrête. « Nous sommes déjà morts, ça suffit. », hurle-t-il. La représentation s’arrête. Restent seulement les silences et les traumatismes. Dans l’assistance, il y a plusieurs représentants de l’Union européenne. Aucun du gouvernement guinéen. La preuve aux yeux de nombreuses victimes, de « l’incapacité de l’État à reconnaître sa responsabilité » dans la succession d’épisodes violents qui, depuis 1958, n’ont cessé d’endeuiller le pays. Quelques semaines plus tard, une brèche s’ouvre, avec l’annonce de la fin de l’instruction, dans le dossier du massacre du 28 septembre. Elle ouvre la voie à un procès. Les associations espèrent qu’il sera une première étape indispensable pour combattre « le fléau que constitue la violence politique, récurrente en Guinée ».
« Guinée : une histoire des violences politiques » est un projet initié à l’occasion des 60 ans de l’indépendance guinéenne (2 octobre 1958). Il rassemble des journalistes (RFI), des défenseurs des droits humains (FIDH, OGDH,) et des universitaires. Ce projet a été réalisé avec le soutien financier de l’Union Européenne. Son contenu relève de la seule responsabilité de ses auteurs et ne reflète pas nécessairement le point de vue de l’Union Européenne.
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[3] ARIEFF Alexis, MC GOVERN Mike “History is stubborn : Talk about Truth, Justice, and National Reconciliation in the Republic of Guinea”, in Congressional Research Service, Volume 55, Issue 1 , January 2013 , pp. 198-225.
[4] Le 25 janvier 1971, au petit matin, 4 hauts cadres de la Guinée sont pendus au Pont du 8 novembre à l’entrée du centre-ville de Conakry, connu depuis sous le nom de « Pont des pendus ». Au même moment, des scènes similaires ont lieu dans plusieurs grandes villes du pays. Partout, les corps restent exposés toute la journée, à la vue des passants. A Conakry, ordre a même été donné aux responsables d’établissements scolaires d’y emmener leurs élèves, pour qu’ils assistent au spectacle macabre.
[5] PAUTHIER Céline, op. cit.