Une lumière brutale me fouille les yeux. Je n’ai pas entendu la porte s’ouvrir et le chef de poste est là qui me secoue par l’épaule.
— Lève-toi, la commission te demande.
L’extérieur, l’air frais et les étoiles. De nouveau, le portail en tôles, la Jeep haute sur pattes où m’attend l’adjudant Oularé.
— Vous avez été malade, Alata?
— Comment le savez-vous?
Il rit.
— Le ministre Ismael Touré veut être informé de tout ce qui vous touche. Vous êtes un personnage important. Cissé lui a fait son rapport. Ce n’était pas grave ?
— Le coeur, c’est toujours grave.
— Soyez compréhensif tout à l’heure et vos ennuis seront bientôt terminés.
Je ne réponds pas. Qu’aurais-je à répondre? Je suis désormais convaincu qu’lsmaël Touré cherche à étayer une pyramide bien fragile qu’il a élevée sur des mensonges. Ils n étaient plus que deux dans la salle de la commission : le ministre Ismael Touré et Seydou Keita. L’ampoule centrale était allumée. Plus d’accueil mystérieux. Ismaël indiqua le rugueux tabouret d’un grand geste de la main.
— Asseyez-vous. J’espère qu’on vous a bien soigné, que votre coeur ne vous inspire plus d’inquiétude ?
Etre tenu de remercier son tourmenteur de sa sollicitude ! Je m’étais préparé à un rude assaut. Ces phrases paternes me désorientèrent.
— J’ai été, effectivement, soigné, camarade ministre.
Il enchaîna :
— Avez-vous soif ? » Et, sans attendre ma réponse… « Oularé, va chercher un verre d’eau à notre ami.»
Le gendarme fila dans une pièce contiguë. J’entendis claquer une porte de réfrigérateur. Il revint, porteur d’un grand verre embué qu’il posa sur la table, a porté de main.
Comme j’hésitais, le ministre eut un sourire et un geste d’invite.
— Buvez donc, nous ne sommes pas des tortionnaires ! Buvez !
Oh, la saveur de cette eau, ranimant chaque papille des muqueuses. J’en vibrais de plaisir. Oularé posa sa main sur le verre, l’éloignant de ma bouche.
— Doucement, doucement, monsieur Alata. Pas trop, ni trop vite!
Toujours avec le même sourire, le ministre reprit :
— Je n’ai, malheureusement, rien d’autre à vous offrir mais, si notre entretien est satisfaisant, je vous ferai apporter du café chaud et du pain.
L’idée de la nourriture ne m’avait, jusque-là, que médiocrement affecté mais le liquide absorbé venait de réveiller ma faim. Mes tempes se mouillèrent de sueur.
Seydou Keita, jusque-là muet entra en scène, s’adressant à son « patron » .
— Camarade, puis-je te rappeler que nous avons un programme chargé? Cet homme est assez réconforté. A mon avis, tu te montres bien trop bon envers lui!
Ismaël me regarda pensivement, qui tenais mon verre vide, entre les mains embarrassées par les menottes.
— Mon ami Keita ne parait pas vous aimer beaucoup. J’espère que vous ne me ferez pas la honte de refuser toute coopération. En fait, cela le rendrait très heureux. Il n’est pas pour la méthode douce !
Soudainement, laissant sourire et ton amènes, il se pencha en avant :
— Que savez-vous de l’agression, Alata?
Je sursautai.
— L’agression ?
Le ton monta.
— Ne me faites pas répéter. Que savez-vous de l’agrcssion? Vous connaissez le rôle qu’y a joué votre pays, la France. Parlez-nous de votre action réelle.
Je m’étais ressaisi. C’était un terrain idéal. Les témoins étaient nombreux de mes actes durant ces jours des 22 au 24 novembre.
— J’ai déjà fait le récit de mes activités à ce sujet. Le président sait que j’ai combattu, dès les premiers coups de feu…
Je n’eus pas le temps de terminer ma phrase. Seydou Keita m’interrompit grossièrement :
— Chien ! Salaud de Blanc ! Cesse de te couvrir derrière le président ! Il a été trop bon pour toi. Tu n’as pas cessé de le trahir.
Il crachait littéralement ses mots, se tourna ensuite vers Ismaël :
— Ce n’est qu’un salopard, je l’ai toujours dit. Il faut lui montrer que nous ne jouons pas ! Que nous avons les moyens de convaincre les plus récalcitrants. Il faut le chauffer !
Ismaël l’apaisa encore d’un geste de la main mais tout sourire disparut. Une teinte grise envahissait son visage.
— C’est vrai que vous n’êtes guère sérieux, Alata ! Nous vous traitons en camarade, presque en ami et vous nous prenez pour des enfants ! Je répugne à utiliser les moyens de persuasion qui ont la faveur de mon çompagnon mais il faut reconnaitre qu’ils font merveille à la recherche de la vérité.
La vérité! Toute peur m’avait abandonné et j’eus un ricanement. J’étais en pleine possession de mes moyens, l’esprit clair. Le ministre avait perçu le ricanement . Son visage se crispa davantage. Il frappa la table du poing.
— Pas sérieux, Alata, et pas prudent!… Oui, pas prudent, reprit-il, choisissant ses mots. Cela semble vous intéresser? Réfléchissez donc à ce petit problème et allez avec Oularé. Vous dites vous être battu pour nous, le jour de l’agression ? Nous avons les preuves que vous avez bien pris les armes, mais pour aider les mercenaires. Or, qui était avec vous, ce jour-là? Qui ne vous a pas quitté d’une semelle? Il devrait déjà être ici, devant nous ! Vous ne croyez pas? Oularé, emmenez-le!
Je me sentis soulever du tabouret par deux gaillards, apparemment de massifs Forestiers entrés sur un geste de l’adjudant. Pendant que je franchissais la porte, j’entendis encore.
— Pensez aussi à votre femme et à son enfant!
Tenin! Jean-François et Tenin !
Je ne sens même plus qu’on m’entraine, qu’on me porte presque dans l’obscurité de la cour du camp vers d’autres lumières, d’autres salles. Les visages proscrits s’imposent. A celui de Tenin, la bien-aimée au ventre déformé par sa grossesse, se superpose, comme toujours l’image de mon « blé mur » qui dort au cimetière de Camayenne dans cette terre que je foule presque des pieds.
Tenin? Non, ils n’oseraient pas. Une femme! Presque une enfant encore! Mais Jean-François, l’aîné, cet aîné qui a accepté de rester à mes côtés aux pires moments de ma vie, quand tous les Europeens se détournaient du traître, du rénégat ? Lui qui a accepté le mariage de son père avec une négresse, qui est venu habiter avec nous? Cet enfant devenu un homme qui m’a fait confiance, dont j’ai gaché la vie en le clouant en Afrique pour ses études et en lui inoculant ce venin des pays noirs dont on reste irnprégné jusqu’à la mort. Ils ne vont, tout de même pas lêter, le briser lui aussi, lui qui s’est donné avec tant de fougue à l’amour de la terre africaine. Il a déjà supporté tant d’insultes, subi l’ostracisme pour avoir manifesté son amitié pour les Noirs et son respect pour moi.
Perdu dans ma révolte intérieure, je n’entends plus rien, ne vois plus rien. Je suis jeté à terre dans une petite pièce violemment éclairée. On me relève d’un coup de pied dans les côtes. J’ai un mauvais regard pour l’homme qui me brutalise ainsi, une réaction instinctive de tout le corps qui le fait s’esclaffer.
— Tu n’es plus dans ton bureau, à la présidence, ici, chien! Enlève ta veste.
Je montre mes poignets et prends pleinement conscience du décor. A terre, un tas de gravier qui parait rouge sous la lumière. Dans un coin, de gros pneus de camion, empilés. Au plafond, un madrier est posé sur le faîte des murs. Une grosse poulie y est fixée d’où pend une corde. Dans un autre coin, une petite table en bois blanc. Dessus une boite oblongue, probablement en bakélite.
Sur la paroi qui me fait face, une porte de fer avec une inscription grand-guignolesque « danger de mort » en rouge.
On me retire, on m’arrache plutôt les menottes. Je suis dépouillé de ma veste comme un lapin de sa peau. Oularé stoppe les gardes de la main.
— Monsieur Alata, ne vous laissez pas abimer. Parlez maintenant, avant qu’il ne soit trop tard.
Parler de quoi? Je hausse les épaules
— Je n’ai rien à dire et vous le savez bien. Votre patron est fou!
Oularé tourne les talons en jetant aux gardes un ordre bref:
— « Won khai » 1.