À propos des reporters qui ont perdu la vie au cours de leurs missions, il arrive de tomber sur des commentaires cyniques, tels que: “Que faisaient Andrea Rocchelli et Andrej Mironov au milieu des querelles entre les Russes et les Ukrainiens?”, « Qui a forcé Ilaria Alpi et Miran Hrovatin à fourrer leur nez dans les affaires somaliennes?”, “Qui sait ce que faisait réellement Giulio Regeni [fr] en Egypte … et Gabriele Del Grande en Syrie?” Comme pour dire, entre les lignes, qu’ils ont cherché ce qui leur est arrivé.
Pourtant, il y a bien des gens qui savent qu’être un reporter peut être un travail noble, mais dangereux. Il le sait très bien Danilo De Blasio Knows, directeur du Festival des droits de l’homme, en accueillant avec émotion le public qui a rempli la salle d’honneur de la Triennale de Milan pour l’événement du 3 mai, consacré aux conditions dans lesquelles les journalistes sont contraints de travailler quand il s’agit de faire la lumière sur les vérités les plus gênantes. Ils le savent bien eux aussi, Gabriele Dossena, Président de l’Ordre des journalistes de la Lombardie, qui, dans une réflexion pour la Journée mondiale de la liberté de la presse [fr] a fait remarquer qu’au cours de la dernière décennie, environ 900 journalistes ont été tués dans le monde entier, dont les deux tiers étaient indépendants.
Journalisme freelance est synonyme de précarité. Moins de protection juridique, aucune couverture d’assurance en cas de poursuites en diffamation infondées, peu de protection contre les menaces et les agressions (on estime qu’entre trente et cinquante journalistes italiens sont contraints de vivre sous la protection de la police), et tout ça pour des revenus ridiculement bas : la rémunération minimale pour un article s’élève à 3,10 euros brut, dit Paul Borrometi, [fr], journaliste d’investigation lauréat de plusieurs prix, qui vit sous protection policière.
Le silence, unique alternative ?
A écouter les histoires de Amalia De Simone [fr] et Paolo Borrometi [fr] on dirait que la réponse à cette question dépend de l’attitude de ceux qui doivent veiller à ce que le travail des journalistes soit mené de manière libre et sûre, à savoir les rédacteurs en chef et les syndicats. De Simone et Borrometi ont beaucoup en commun: journalistes d’investigation, principalement dédiés à débusquer les malfrats en Sicile et en Campanie, sans crainte d’aller déranger les puissants patrons et gangsters. Mais quand Borrometi doit se défendre contre la violence du patron de Vittoria (Ragusa), la Fédération nationale de la presse italienne se constitue partie civile à ses côtés, De Simone doit regarder derrière son dos pas seulement à cause des malfaiteurs, mais aussi par rapport à ses rédacteurs en chef eux-mêmes, qui lui demandent une indemnisation.
Nadia Azhghikina: Une solidarité qui peut et doit franchir les frontières nationales
En plus des menaces et de la violence physique, ceux qui veulent empêcher que leurs affaires privées soient mises en lumière disposent d’un outil très efficace : le procès téméraire (selon des journalistes présents au festival, il serait préférable de l’appeler “de mauvaise foi”). S’en prendre à un journaliste ne coûte rien au demandeur, mais beaucoup au défendeur qui, même lorsqu’il a raison, devra faire face à toutes les conséquences et aux coûts de sa défense. Un journaliste peut décider de ne prendre un tel risque que s’il sait qu’il peut compter sur le soutien de son rédacteur en chef, tout d’abord, mais aussi sur celui de l’ordre des journalistes [Note : en Italie]. L’alternative n’est donc pas de garder le silence, mais l’esprit équipe.
La première chose que Nadia Azhghikina, vice-présidente de la Fédération européenne des journalistes, tient à raconter est sa visite au jardin, dans le centre de Milan, dédié à Anna Politkovskaïa [fr], la journaliste russe assassinée, probablement à cause de ses reportages défavorables au pouvoir. En Russie, il n’y a pas de jardins ou carrés qui lui soient consacrés, et l’enquête sur son assassinat est au point mort, comme beaucoup d’autres meurtres de journalistes russes (plus de 350 depuis 2009), restés sans coupables.
“C’est seulement dans un effort commun”, dit Azhghikina, que nous pouvons arriver à rétablir la liberté qui ne peut se construire uniquement avec les luttes et les barricades, mais par de simples actions quotidiennes”. En Russie, la liberté de presse laborieusement obtenue au début des années 90, se perd graduellement au fur et à mesure que les médias deviennent un outil utile aux mains des puissances économiques, ainsi que des politiciens et des journalistes qui ont commencé à écrire pour l’argent, beaucoup d’argent, dans l’illusion d’être en mesure de confier l’information au seul marché libéral et non aux syndicats.
Mais ils paient un prix élevé pour cette illusion. Il y a des lois pour protéger les journalistes, mais personne ne demande leur application, parce que le public ne considère pas la liberté des journalistes comme un problème. Pas même entre collègues il n(y a de solidarité, pourtant Azhghikina estime que la solidarité entre les journalistes italiens – pensons à la mobilisation lors de l’enlèvement de Giuliana Sgrena, mais également à la solidarité démontrée avec ceux qui sont confrontés à la mafia – représente un exemple qui peut être source d’inspiration pour nos collègues russes.
Ahmet Insel: être journaliste aujourd’hui en Turquie c’est jouer à la roulette russe
Le journaliste turc Ahmet Insel a lui aussi participé au festival:
En Turquie, j’ai connu la dictature militaire. Et, dans les années 90, également “les années dites de plomb”, semblables à celles des années 70 en Italie, au cours desquelles de nombreux journalistes ont été tués. Aujourd’hui, nous vivons dans un”État arbitraire”. Honnêtement, je ne pourrais dire lesquelles je préfère.
Insel a déclaré qu’en Turquie 158 médias ont été fermés, dont 60 chaînes de télévision, 19 journaux, 29 maisons d’édition et cinq agences de presse. Les journalistes en prison, à ce jour, sont 150. Mais le plus inquiétant est que, dans la plupart des cas, on ne sait pas pourquoi. Cela peut être parce que la Turquie est un “État arbitraire”. Ce n’est pas une dictature, connue pour censurer toutes les formes de liberté, mais qui devrait être renversée tôt ou tard. Ce n’est pas un État de droit, qui pourrait ne pas être aussi une démocratie, mais qui dispose de lois limitant les tentatives d’abus et restrictions injustifiées de la liberté d’expression. Un État arbitraire donne l’illusion de vivre, travailler, étudier et faire du journalisme de manière normale et libre, mais sans jamais savoir ce qui sera considéré comme illégal.
La seule façon de lutter contre l’autoritarisme est l’indépendance de la justice
Insel poursuit son analyse en notant que la tendance à l’autoritarisme existe partout et que tous les autoritarismes modernes ont comme principal objectif de dominer la justice, parce que ce faisant ils obtiennent le contrôle de la société sans tuer personne. C’est ici, dit-il, que se trouve la différence entre l’autoritarisme “burlesque”, comme celui de Berlusconi [fr] en Italie, où la justice a réussi à maintenir son indépendance, et l’autoritarisme despotique, comme le turc, qui contrôle pleinement la justice et ne laisse aucune possibilité d’utiliser des moyens pacifiques pour restaurer la démocratie. Aujourd’hui, d’après Insel, la justice turque est totalement inféodée au pouvoir, et l’accusation de propagande en faveur du terrorisme est une excuse pour mettre en œuvre la répression, non seulement contre les personnes arrêtées, ainsi aussi sur les 1 500 journalistes chômeurs, licenciés en raison de la pression exercée sur les rédactions par le Président de la République, qui décide arbitrairement qui sont les journalistes “indésirables” qui doivent être écartés. Cela peut avoir lieu parce que, vers la fin des années 80, les rédactions des journaux ont éliminé toute forme de protection syndicale pour les journalistes.
Le journalisme, pour être de qualité, ne devrait pas être militant. Mais l’état de exception [fr] dans lequel se trouve maintenant la Turquie a rendu nécessaire de faire du journalisme de mobilisation, qui mette l’accent sur la contestation au détriment de l’information pure. Ce n’est pas du bon journalisme, reconnaît Insel, mais il n’y a pas d’autre choix. A partir de 2015, année des élections, la Turquie est devenue un pays toujours plus violent : attentats, affrontements entre les forces de sécurité et le PKK, ainsi qu’actes de violence généralisée entre militaires et civils qui ont tué plus de 2.000 personnes. Parmi les plus ciblés et les plus vulnérables sont les journalistes locaux, dont les vicissitudes ne sont pas nouvelles au niveau national ou international. Insel ajoute :
On me demande comment je peux exercer le métier de journaliste dans ces conditions. Moi, je ne me considère pas comme un journaliste. je suis plus un chromiste, une personne qui va de l’avant. Pendant que je continue, des bombes me tombent à côté. Quelqu’un meurt, un autre est arrêté, mais je vais aller de l’avant. D’autres bombes, d’autres victimes, mais, moi, je continue. Nous savons qu’un jour que ce sera notre tour, mais tant que nous ne serons pas ceux touchés, nous aurons le pouvoir de parler pour ceux qui sont tombés. Le droit et le devoir d’aller de l’avant.
Les journalistes provoquent-ils leur sort?
Beppe Giulietti, Président de la Fédération nationale de la presse Italienne, s’énerve quand on parle des responsabilités des journalistes par rapport aux dangers auxquels ils sont et confrontés et souligne combien l’ombre et le silence sont nécessaires pour la criminalité qui, de façon compréhensible, déteste l’exposition médiatique. C’est la tension pour la découverte qui fait le journaliste (pas la carte de membre), et lorsque celle-ci l’expose à des situations de risques ce sont les collègues qui ont l’opportunité de le protéger comme une sorte ‘d’escorte médiatique‘: si pour chaque journaliste menacé pour avoir soulevé le voile sur sur des affaires douteuses, il y avait d’autres collègues pour continuer son action pour dévoiler encore plus, avec plus de questions, une autre caméra, un autre microphone, les criminels sauraient que plus ils menacent plus ils seront exposés pour qui cherche la vérité.
L’histoire d‘Andrea Rocchelli, racontée au Festival par ses parents, pourrait nous servir de paradigme pour comprendre beaucoup d’histoires, malheureusement semblables, comme celles de Giulio Regeni, Ilaria Alpi et Miran Hrovatin, Enzo Baldoni [fr] Raffaele Ciriello, Antonio Russo.
Rocchelli était particulièrement intéressé par le processus de dissolution de l’expérience soviétique, et après l’avoir suivi et documenté dans des régions comme le Daghestan et la Tchétchénie, il avait débarqué en Ukraine, où il avait raconté les journées de l‘Euromaidan [fr] en 2013.
Peu de temps après son retour en Italie, il était à nouveau reparti, à ses frais, pour l’Ukraine, avec son homologue russe Andrei Mironov. Tombés au milieu d’un échange de tirs pour ce qui semblait être un hasard, le 24 mai 2014, les deux journalistes ont été tués. Mais grâce à la ténacité des parents et des collègues journalistes de Rocchelli et la découverte de quelques photos prises par le journaliste dans les derniers moments de sa vie, le procureur de Milan a ouvert une nouvelle enquête: En dépit d’une enquête initiale (intentionnellement) sommaire, en Ukraine, ayant confirmé l’hypothèse d’un accident, il semble au contraire que les journalistes avaient été la cible d’une attaque.
L’intervention d’Alessandra Ballerini, l’avocate de la famille Rocchelli, a clos la conférence avec ces mots :
Quand on défend les droits humains et la liberté d’expression qui est l’un des principaux droits de l’homme, on le fait pour soi-même d’abord. Si on le fait pour d’autres, à savoir en protégeant ceux d’autrui, on le fait de toute façon pour exiger ses propres droits. Et c’est là la magie de l’universalité des droits de l’homme.
L’auteur de cet article a été écrit en italien par Mme S.A.M. Genoni pour le réseau globalvoices.org sous le titre de Il pericolo non dovrebbe essere il loro mestiere: parlano i giornalisti al festival dei diritti umani di Milano. Je l’ai traduite vers le français.