Le 9 Janvier 2019 à Conakry, Alexander Bregadze, ambassadeur de la Fédération de Russie à Conakry, a prononcé les voeux de nouvel an devant Alpha Condé, Président de la République de Guinée au nom de tout le corps diplomatique.
Dans son discours, l’ambassadeur a abordé un sujet particulièrement sensible en évoquant la possibilité que les guinéens changent de constitution pour permettre au Président Alpha Condé de briguer un troisième mandat, à l’expiration de son mandat actuel en 2020:
Depuis que la Guinée est devenue la Guinée d’Alpha Condé, elle est vraiment en marche. Monsieur le Président vous êtes un exemple phare pour la jeunesse guinéenne. Malheureusement le principe d’alternance qui domine beaucoup de Constitutions dans le monde, mais pas toutes heureusement, impose la mentalité de revanche. C’est notre tour, maintenant c’est nous qui devons diriger le pays…
Mais les Constitutions ne sont ni dogme, ni Bible, ni Coran. Les Constitutions s’adaptent à la réalité », s’est-il exclamé devant le chef de l’Etat, Alpha Condé, ajoutant que ce ne sont pas les réalités qui s’adaptent aux Constitutions « Même chez les chrétiens, il y a le nouveau testament et l’ancien testament ».
Selon l’ambassadeur, tout va bien en Guinée. Cependant, les faits reflètent une autre réalité. Le chômage s’étend dans tout le pays. Une grève générale des enseignants dure depuis 3 mois et le pays a été en 2018 le principal pays d’origine des migrants clandestins arrivant en Europe, avec 13 068 personnes.
L’ambassadeur ajoute:
Sous nos yeux la Guinée devient le pays le plus électrifié de l’Afrique. D’une année à l’autre, on circule mieux sur les routes entre Conakry et les régions guinéennes.
Dans un article du journal Vision Guinée, le journaliste Pathé Bah écrit qu’ Ousmane Kaba, un ancien conseiller du Président Alpha Condé, chargé des questions stratégiques, avait reconnu lors d’une intervention en public:
La Guinée est dans l’obscurité, Il n’y a pas d’électricité dans notre pays. C’est pourquoi, je me suis battu pour avoir l’argent pour construire Kaleta sur le Konkouré. On se bat pour avoir beaucoup de barrages sur le Konkouré, parce que cela fait avancer le pays’’, se félicite Dr Ousmane Kaba.
En ce qui concerne l’économie du pays, le ministre du budget estime le taux de croissance à 5,8% pour 2018 avec un taux d’inflation de 8%. La Banque africaine de développement fait l’estimation que la Guinée a enregistré une croissance du PIB de 6,6 % en 2016 et de 6,4 % en 2017. Cependant, cela n’empêche pas l’ambassadeur de déclarer que:
Cela fait presque 8 ans que je suis Ambassadeur de Russie en Guinée. Depuis le 9 mars 2011, j’observe le développement de la Guinée, la bonne dynamique de son économie qui ne cesse de s’accroître avec des chiffres impressionnants : ces dernières années on a constaté la croissance entre 10,5% en 2016 et de 6 au 7% en 2018 avec le pronostic de 7% en 2019…Connaissez-vous beaucoup de pays en Afrique qui font mieux ?L’état des routes a été un des points que l’ambassadeur a ajouté dans son bilan élogieux au Président Alpha Condé.
Pourtant Alimou Sow, blogueur émérite guinéen, publiait sur son blog lims.mondoblog.org:
Je suis debout dès potron-minet pour affronter, en solitaire, le tronçon jugé le plus difficile, Conakry-Kindia. 135 km que l’on accomplissait, il y a quelques années, en un peu moins de deux heures montre en main. Maintenant, il faut rajouter deux heures supplémentaires pour crapahuter sur la même distance devenue un parcours de rêve pour un rallye raid de type « Paris-Dakar », tant la route est en piteux état.Les membres de l’Association des blogueurs de Guinée a lancé en 2016 une campagne pour dénoncer l’état des routes de leur pays et montrer leur ras-le-bol avec le hashtag #montronsnosroutes.
Comme il fallait s’y attendre ce discours a créé l’embarras au sein de la société civile et du corps diplomatique.
Le chef de file de l’opposition, Cellou Dalein Diallo a fustigé l’attitude du diplomate en cestermes cités par Balla Yombouno sur le journal Le Djely:
Il a été manipulé par Alpha Condé [le Président de la Guinée] lui-même. Et nous savons qu’il est le représentant d’une grande nation, d’un grand pays qui a participé activement à la décolonisation du continent africain, et qui a eu une relation exemplaire avec la Guinée dans le respect du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures », (…) Nous allons essayer aussi de saisir le gouvernement russe pour faire état de cette prise de position…
Pour les membres de la société civile, Gabriel Haba, président de la brigade d’action citoyenne, déclare toute l’indignation provoquée par le discours de l’ambassadeur de la Russie, en faveur de la continuité du pouvoir, dans un billet du journaliste Ibrahima Sory Barry pour le site Aminata.com:
La question de l’alternance est une question de souveraineté. Et la souveraineté appartient au peuple. Il n’est pas du rôle d’un ambassadeur de dicter à la Guinée sa destinée. C’est de l’ingérence dans les affaires internes de notre pays
L’organisation de la société civile Cellule Balai Citoyen a publiéun communiqué de presse, dans lequel on peut lire:
La Guinée vit sous le risque d’un embrassement sans précèdent susceptible de découler d’un forcing politico-social en faveur d’un 3e mandat en violation de l’actuelle constitution mais aussi de l’éthique dans la gouvernance démocratique. Cette tentative qui se fait de plus en plus sentir peut être source d’une violence politique aux graves violations de droits de l’homme dans notre pays qui peine encore à cicatriser le lourd passif dans cette matière, de l’indépendance à nos jours.
Les victimes du massacre du 28 septembre 2009 et la souffrance de leurs familles pèsent toujours lourds dans la conscience des femmes et des hommes épris de justice en Guinée et dans le monde. Les morts et blessés enregistrés de 2011 à nos jours pour une banale expression des libertés publiques prévues par le constituant, ne cessent de placer la Guinée dans la catégorie des pays à haut risque pour la sécurité humaine.
Les réactions ont été nombreuses sur les réseaux sociaux, surtout sur Facebook. L’utilisateur de celui-ci, Ibrahima Marie Sanoh, écrivain et commentateur très écouté a écrit sur sa page Facebook:
C’est fort que ce soit un étranger qui doit saluer les prouesses du pouvoir guinéen et plaider à ce qu’il lui soit accordé d’autres années pour faire du pays le plus électrifié du contient le plus industriel du monde, tandis que le peuple qui l’a investi manifeste une cruelle indifférence et ne pipe mot. Soit que les Guinéens sont ingrats, ne saluent pas les efforts du gouvernement, soit que les réformes magnifiées ici et là sont abstraites et sans incidences réelles sur les vies. Il y a-t-il eu des réformes ? Oui . Nous ne les percevons pas… Le dehors est épanoui, il a un paradis: la Guinée . L’intérieur étouffe et n’a pas un radis, il a un enfer: la Guinée…
Ce qui a attiré l’attention de Nouhou Baldé, blogueur guinéen sur Facebook, c’est le comportement des autres ambassadeurs: Cette déclaration est tellement grave que le silence des autres n’est pas à excuser si facilement. D’autant que certains de ceux qui ont pris la parole par la suite (l’ambassadeur du Maroc, le représentant de la Banque mondiale…) ont dit ne pas dire mieux que le russe. Personne ne s’est désolidarisé de cette déclaration et aucune ambassade n’a publié un communiqué…Le 14 janvier, les organisations de société civile ont organisé une manifestation devant l’ambassade de Russie pour protester contre les propos, qui a été dispersée par les forces de sécurité.
Ce billet dont je suis l’auteur a été publié en premier sur le réseau depuis globalvoices.org le 17 janvier 2019.