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Comment expliquer l’amitié entre André Lewin, ambassadeur de France à Conakry, et le tyran Sékou Touré

Ahmed Sékou Touré, le despote sanguinaire et haïssable, apparaît comme un homme prévenant, courtois, sérieux

Ce jour, il y a 11 ans mourait André Lewin, collaborateur historique de Jeune Afrique et ancien ambassadeur de France en Guinée (1975-1979), soit le 18 octobre 2012, à l’âge de 78 ans à Paris des suites d’un cancer, après plusieurs semaines au Val de Grâce. Ce fut une personnalité étrange, mais charmante. Dès son arrivée à Vienne, en 1991 il invita tous les Guinéens à la résidence de l’ambassadeur de France. Il y avait Barry Mamadou dit Petit Barry, l’écrivain Mohamed Touré et moi, bien qu’il savait que nous ne portions pas Sékou Touré, son ami, dans nos coeurs.

Pourtant, il a été un ami intime dur  tyran que nous abhorrions tous. Mais pourquoi et comment ce tyran et le représentant du pays qui se réclame celui des droits humains a pu tisser une amitié si profonde qu’il a fait sa thèse de doctorat sur lui, une oeuvre en 8 volumes intitulée Ahmed Sékou Touré 1922 -1984 Président de la Guinée 1958 -1984? Benjamin Roger et Pierre-François Naudé, tous deux journalistes à Jeune Afrique nous l’expliquent dans cet article publié le 19 octobre 2012. 

 

 

L’art d’éviter les guerres, stade ultime et ultime justification de la politique, morale de l’histoire, la diplomatie attire souvent les gens qui n’aiment pas les histoires, se soucient davantage de convenance et d’avancement que de la peine des hommes, recherchent une douce planque et, quand les conflits sont réglés, jouent les utilités ou les mouches du coche.

A l’évidence, André Lewin n’appartient pas à cette race qui pullule dans les ambassades et les organisations internationales. Porte-parole du secrétaire général de l’Organisation des Nations unies, il a eu à s’acquitter en 1974 d’une mission qui n’entre pas dans les préoccupations primordiales du palais de Manhattan: la libération d’un prisonnier allemand dénommé Adolf Marx et retenu depuis des années chez Sékou Touré. La mission dont il se charge, d’autres plus puissants et plus prestigieux s’y étaient déjà essayés. Plusieurs chefs d’État africains, le président des États-Unis, Indira Gandhi, le pape n’avaient même pas réussi à savoir si le malheureux Adolf Marx était encore en vie. Talonné par son opinion, le gouvernement de Bonn ne savait plus à quel saint se vouer et en était venu à solliciter les services de … sorciers africains ! André Lewin n’obtient pas la libération d’un Allemand, mais de trois (on ignorait l’existence des deux autres) ! Sur la lancée, il s’occupe des prisonniers français et, au bout de péripéties multiples, les arrache au camp Boiro.

La mission d’André Lewin ne se limite pas au règlement de questions humanitaires. Ayant compris dès le début que les problèmes des droits de l’homme sont inséparables des contentieux politiques, il parvient à normaliser les relations entre Conakry et Paris comme il l’avait fait auparavant avec Bonn. Ambassadeur (il est alors le plus jeune de France) auprès de Sékou Touré de 1976 à 1979, il fait en sorte que les rapports avec la Guinée, passablement détestables depuis quelque vingt ans, deviennent franchement confiants sinon privilégiés.

Apparemment, rien ne prédisposait André Lewin à réaliser cette avalanche de prouesses. Né le 26 janvier 1934 à Francfort, il avait suivi l’itinéraire balisé des hauts fonctionnaires en France : après l’ENA (École nationale d’administration), il était entré au Quai d’Orsay et avait servi dans un cabinet ministériel (auprès d’André Bettencourt, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, puis ministre des PTT, de l’Industrie, du Plan et de l’Aménagement du territoire) avant de faire partie du staff de Kurt Waldheim, le secrétaire général de l’ONU. Tout au plus peut-on relever dans sa vie quelques événements qui, d’ordinaire, amènent à appréhender avec gravité les hommes et les choses: à cinq ans, il quitte l’Allemagne natale en proie à la peste nazie; il effectue son service militaire dans une Algérie déchirée encore par la guerre…

Mais ce n’est pas de ce côté qu’on a des chances de trouver le secret d’André Lewin. Volontiers volubile et passionnant quand il s’agit de l’histoire en train de se faire, et singulièrement celle de la France et de la Guinée, notre diplomate se caparaçonne dans une discrétion toute diplomatique dès qu’on évoque son histoire propre. Il énonce sa biographie avec la sécheresse d’un état-civil. Oh ! il n’a certainement rien à dissimuler. L’extrême discrétion n’est pas seulement un trait de tempérament, elle répond à des exigences… disons professionnelles. Commis de l’État, les états d’âme l’intéressent moins que les états de service; homme d’action, il est plus tourné vers les autres et l’agitation poignante du monde que vers les remous exquis de la conscience, voilà tout.  

Du coup, il n’y a plus de mystère. Le secret d’André Lewin tient en un mot: comprendre. Il a réussi des missions réputées impossibles parce qu’il ne s’est pas encombré d’idées reçues et a cherché à savoir de quoi il retourne par lui-même. Son ignorance n’a pas été son moindre atout. S’il ne connaissait ni la Guinée ni Sékou Touré, l’un et l’autre n’étaient évidemment pas inconnus en France. Et quand il a entrepris de s’en mêler, il s’est trouvé des âmes charitables pour le prévenir avec la commisération qui convient : Vous n’y pensez pas, mon pauvre ami ! Sékou Touré est un fou intraitable. On perd son temps à vouloir traiter avec lui, un jour il se montre conciliant, le lendemain il n’en fait qu’à sa tête. De plus il n’a aucune liberté de mouvement puisqu’il est fermement tenu par les Soviétiques. De toute façon, il n’y a rien à négocier avec lui pour la bonne raison que les prisonniers sont morts et enterrés depuis belle lurette…  

Ces certitudes de béton, André Lewin ne les contestait pas vraiment : il n’en savait fichtre rien. Se trouvant à la table du président guinéen pendant la visite de Kurt Waldheim à Conakry, il avait échangé avec le dictateur honni quelques mots aimables. Il en avait conclu qu’on pouvait « parler avec lui ». Et c’est sur cette impression friable à souhait qu’il se proposait d’effacer la guerre entre la France et la Guinée, qui durait depuis 1958. Celle-ci n’était pas seulement diplomatique, elle avait été engagée par le général de Gaulle et poursuivie bon an mal an. Non content de ne pas écouter conseils et avertissements, il engage les pourparlers avec une désinvolture proprement suicidaire. « Sadatien » avant la lettre, il offre d’emblée à l’ennemi ce qu’il ne devrait lui donner qu’au terme de négociations inévitablement longues.  

Dès les premiers entretiens, il propose à Sékou de ne « ne plus parler des prisonniers » ! Il ajoute: « Sachez toutefois que tout ce que nous ferons ensemble a pour objectif la libération des Français. » La belle affaire ! Le despote qui n’est pas né de la dernière pluie va empocher le cadeau et oublier de tenir ses engagements. C’est l’évidence même ! De fait, les négociations avec Sékou Touré prennent une tournure parfaitement prévisible. Le tyran de Conakry obtient tout ce qu’il veut — en particulier que la France reconnaisse « noir sur blanc » qu’elle regrette les activités répréhensibles de ses ressortissants contre la Guinée — et se jette sur le premier prétexte pour ne pas libérer les prisonniers… Passe encore si André Lewin avait agi de son propre chef, mais il avait engagé personnellement le président de la République française. Giscard avait pris soin, avant de donner son accord à la concession majeure, de lui poser la question cruciale : « En votre âme et conscience, croyez-vous que nos compatriotes seront relâchés ? » et Lewin avait répondu oui…  

De longs mois se passeront avant que le « coup de confiance » porte ses fruits. Dans quelles conditions, après quelles péripéties et quels coups de théâtre, nous vous laissons le découvrir à travers un récit qui a, sans jeu de mots, l’allure d’un roman policier.  

Disons seulement que c’est la première fois qu’est raconté par le menu l’un des épisodes les plus palpitants de l’histoire de l’Afrique contemporaine. On y voit à l’oeuvre une négociation exemplaire, comment deux pays séparés par des années d’incompréhension et d’hostilité, qui en étaient venus à faire du rejet de l’autre leur raison d’être, ont fini par s’entendre et entamer une coopération mutuellement bénéfique. Pour ce faire, il a fallu l’action d’un diplomate pas comme les autres. Paraphrasant Pascal, André Lewin pourrait dire que la véritable diplomatie se moque de la diplomatie.

Bousculant les conventions, ignorant les prudences, cultivant vaille que vaille un optimisme déraisonnable et « productif », l’art et la manière de cet ambassadeur font penser davantage à l’étrange métier du cascadeur qu’à celui qu’on pratique dans les chancelleries. Avec un homme qui prend des risques comme d’autres prennent le thé, on peut risquer une comparaison qui paraîtra excessive : plus qu’à Anouar el Sadate, il fait penser à Nahum Goldmann. Le deal qu’il a passé avec Sékou Touré (ne parlons plus des prisonniers) porte sans conteste la griffe de l’auteur du Paradoxe juif. En commun encore, un non conformisme – joyeux et fécond, l’acharnement tranquille à comprendre les objectifs de l’adversaire sans perdre en chemin ses objectifs propres et, last but not least, le succès.

Le portrait d’un authentique diplomate dans l’exercice de ses fonctions n’est pas le seul intérêt du document qu’on va lire. Il nous est donné, de surcroît, en passant et presque par inadvertance. En revanche, il nous livre — c’est son but — un chef d’État qu’on croyait bien connaître et qui se révèle surprenant à loisir. Ahmed Sékou Touré, le despote sanguinaire et haïssable, apparaît comme un homme prévenant, courtois, sérieux, de bonne facture politique, avec les signes distinctifs d’un homme d’État. Empressons-nous de l’écrire: André Lewin ne nous « fourgue » pas un Sékou selon son coeur. Nulle trace de complaisance dans ses propos. S’il revendique son amitié pour le président défunt avec une fidélité qui force le respect, il ne dissimule nullement ses erreurs et crimes. Seulement, il a tenté de le comprendre et il y a si bien réussi que nous pouvons à notre tour saisir les arcanes d’une personnalité assurément complexe.

Où est le bon, c’est-à-dire le vrai Sékou Touré ? Celui que nous fait découvrir André Lewin ou celui que nous ne connaissons que trop bien ? En vérité, nous ne savons guère ou, si vous préférez, les deux. Et c’est fort ennuyeux. Le Sékou Touré vivant, en chair et en os, risque en effet de nous déranger. Un Bokassa, un Idi Amin sont, si je puis dire, rassurants. On en a vite fait le tour, on en est quitte avec sa conscience, le mal chez eux s’explique par la méchanceté. Mais que faire d’un tyran qui n’est pas seulement bête et méchant ? Comment rendre compte de ce qu’il a fait, peut-être parfois à son corps défendant ? Et s’il n’était pas seul en cause ? Si les événements l’avaient façonné autant qu’il a essayé de leur imprimer son empreinte ? S’il était représentatif de son pays et, de proche en proche, de tout un continent ? Bref, s’il était notre prochain ?…

Arrêtons-là ces hypothèses diaboliques ! Car, à se laisser contaminer par un diplomate atteint de la folie de comprendre, nous risquons de perdre nos belles certitudes et, simultanément, la grâce protectrice des dieux du manichéisme et de la bonne conscience.

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konakryexpress

Je revendique le titre de premier clandestin à entrer en Italie, le jour où la mort de Che Guevara a été annoncée. Mais comme ce serait long de tout décrire, je vous invite à lire cette interview accordée à un blogger et militant pour les droits humains qui retrace mon parcours dans la vie: https://fr.globalvoices.org/2013/05/20/146487/

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