Dans ce billet extrait de son livre Camp Boiro. Sinistre geôle de Sékou Touré, publié par les Editions L’Harmattan. Paris. 1986, Ousmane Ardo Bâ nous décrit l’atmosphère et la méchanceté des gardes dans ce sinistre camp de concentration ainsi que les rations alimentaires
Tenu en éveil par les douleurs et le désespoir, j’écoutais les bruits insolites de la prison. De temps à autre, une sentinelle marchait bruyamment sous la véranda et s’arrêtait devant une cellule dont l’occupant gémissait de douleur et demandait sans cesse la venue du major Sako. Indifférente au sort de ce damné, elle répondait par une grossièreté et continuait sa ronde.
Vers les autres bâtiments une porte s’ouvrait et se refermait avec rage. Certainement un prisonnier à la diète qu’on ramenait de la salle de tortures.
A trois cellules de la mienne, un malade de poitrine toussait sèchement tandis que dans le lointain un train roulait et sifflait. Les rats et les bestioles qui rodaient dans la cellule me chicanaient de temps à autre. Les lentes heures passaient…
Comme toutes les aubes, les notes monotones du clairon appelant les gardes au rassemblement matinal retentirent. Quelques agents commençaient à ramasser les gamelles dans lesquelles ils avaient servi la poignée de riz de la veille. Le bruit s’approchait. Puis la grosse ampoule s’alluma et la porte s’ouvrit. Deux gros militaires s’arrêtèrent devant l’entrée de la cellule et réclamèrent la gamelle.
Sans dire mot, j’indiquai du doigt la gamelle qui contenait encore les trois grains de riz de la veille, que je n’avais pas pu manger.
— Va amener la gamelle ou on te fout encore à la diète, hurla l’un d’eux.
Ecoeuré et dégoûté à la fois, je me traînai jusqu’à l’angle où se trouvait la gamelle que je vins tendre aux geôliers qui continuaient leur ramassage tout en menaçant et insultant. Vers huit heures, ce fut l’heure de la distribution du petit déjeuner. L’agent de corvée donnait, comme toujours, un chiffre devant chaque cellule ouverte et la porte se refermait et une autre s’ouvrait.
Les verrous de la cellule 53 se mirent à gémir et la porte s’ouvrit. Une vive lumière solaire s’engouffra et m’aveugla un instant, tandis qu’une bouffée d’air pur me caressait la peau, que l’eau n’avait pas douchée depuis deux semaines. L’agent lança un morceau de pain qui roula jusqu’à la tinette, tandis que l’autre me demandait d’apporter où mettre cette mare noire que contenait un seau guère plus propre qu’une auge de porcherie. Le distributeur s’empressa de vider le contenu d’une louche dans la gamelle, serrée entre mes deux avant-bras.
Après la fermeture de la porte, assis sur le parquet, je lorgnais longuement ce café et ce morceau de pain qui flottait dans la saleté. Un moment donné, l’envie de verser ce jus douteux me vint, mais l’impitoyable faim qui me déchirait l’estomac m’en empêcha. Péniblement, je me traînai jusqu’au morceau de pain. Tout en le ramassant, je le débarrassai des cancrelats qui avaient entamé leur repas sans m’attendre, depuis belle lurette. L’amer goût de ce liquide sans trace de sucre me fit cracher la première gorgée.
Vers quinze heures, le soldat Soumaoro, le pire des gardes-chiourme, se présenta devant l’encadrement de la porte. Lentement, il posa la gamelle qu’il tenait entre ses mains par terre, me regarda un instant avec dédain, puis posa son brodequin sur le bord de la gamelle et la poussa lentement à l’intérieur de la cellule. Puis il referma violemment la porte et éclata de rire. Cette forme de suprême dédain déchira le plus profond de mes entrailles. Le repas était plus répugnant que le déjeuner, c’était du riz moisi au goût de sac, cuit dans l’eau salée. Pourtant j’avalai ce riz en fermant les yeux de dégoût. Un peu plus tard la même corvée distribua une eau assez vaseuse que je bus avidement.
Les après-midi la chaleur restait la même dans cette fournaise où aucun souffle d’air ne balayait l’atmosphère incandescente sous ces tôles. Les lambeaux qui restaient de ma chemise étaient trempés de sueur et tiraient sur mes plaies mal soignées. Dans cette fournaise où croupissaient des hommes, pourtant se perpétuait la même vie.
Chaque jour après la relève et la passation de service, une sentinelle postée au milieu de l’allée ne cessait de gueuler les mêmes ordres:
— Avancez — Avancez — Plus vite — Avancez.
Cette arrogante voix se perdait à intervalles réguliers dans le vacarme des portes qui s’ouvraient et se refermaient. Puis elle tonnait encore et menaçait de couper l’eau. Cette scène se prolongeait jusqu’à la tombée de la nuit. Ne pouvant voir ce qui se passait au fond de la cour, je me contentais d’écouter les hurlements des geôliers ou parfois, les cris d’un prisonnier qu’on fouettait dans la cour. La nuit était encore tombée sur Boiro; aucun bruit, sinon les pas du garde-chiourme et les gémissements des prisonniers malades. Là-bas, dans le quartier avoisinant, les cris des enfants des gardes, quelques notes de balafons et de mélopées entonnées par des femmes soussous, se faisaient entendre…
Recroquevillé sur la couverture, littéralement envahi par la peur et le désespoir, je songeais à l’issue que la Révolution allait me réserver.
Désormais j’avais compris comment cette redoutable Révolution arrachait ces soi-disants aveux que la Radio Guinéenne diffusait depuis l’aube de l’Indépendance de ce pays. Désormais, j’avais la conviction qu’aucun droit n’existait en Guinée et qu’aucun « inculpé » ne disposait de moyens de défense. Les tortures et les enregistrements se faisaient dans le secret le plus absolu, aux heures avancées de ces nuits lugubres, dans cette salle de torture et le tout dans les labyrinthes du Camp Boiro, qu’aucune personne n’approchait de son gré. Pas de tribunaux, pas d’avocats, pas de juge d’instruction, sinon les tortionnaires. Ensuite l’accusé était jeté en réclusion dans le Bloc pénitencier du Camp Boiro.