Le billet que je vous invite à partager avec moi aujourd’hui est un peu longue, mais tellement intéressante qu’une fois que l’on en commence la lecture on ne peut plus l’interrompre. Il a été écrit par John Lubbock, diplômé du programme de MA en Politique internationale de la City University et chercheur pour le Centre de Bahreïn pour les droits de l’homme. Il a été traduit en français par Maéva Rose, qui a rejoint Global Vices en avril dernier, mais dont j’ai déjà repris d’autres billets. Le titre en français était Le “Temps des larmes”, une page sombre de l’histoire des Etats-Unis.
L’histoire est tellement poignante qu’elle n’a pas besoin de mes commentaires. Elle illustre suffisamment les graves violations des droits humains dont les Noirs ont fait l’objet dans l’histoire des USA.
Je reviens tout juste de Turquie où je participais à un projet pour le centenaire du génocide arménien, grec et assyrien perpétré par l’Empire Ottoman en 1915. Quand on rencontre des nationalistes turcs restés en mode «déni», l’un des principaux arguments qu’ils utilisent pour justifier les massacres est: “Et qu’en est-il des génocides commis par les Britanniques et les Américains ?”
Cet argument a un nom: le“whataboutism” ou argument “tu quoque“ [N.d.T. fait référence à une tactique qui consiste à discréditer quelqu’un en lui opposant ses propres arguments] C’était une pratique courante parmi les Soviets durant la Guerre Froide. “Et quand en est-il de l’impérialisme britannique?!?!”, s’écrient les apologistes, comme si les crimes de mes ancêtres justifiaient les crimes de leurs ancêtres. Je réponds que je critique souvent le gouvernement britannique, qui persiste à essayer d’éviter tant que possible d’employer le mot «désolé», affirmant qu’un tel aveu de culpabilité rendrait possible les actions en justice pour obtenir réparation.
Personne n’aime que les autres relèvent ses défauts de caractère, mais parfois, une dose d’esprit critique peut être utile. Cela semble s’appliquer autant aux problèmes politiques et sociaux qu’aux problèmes personnels. Je pensais à toutes ces choses quand je suis tombé sur l’histoire du «Temps des larmes».
Il y a quelques années, mes parents ont visité la ville de Savannah dans l’Etat de Géorgie. Mon père adore explorer l’histoire familiale, et certains de nos ancêtres ont émigré là-bas. Parmi eux se trouvait une femme du nom de Fanny Kemble [fr]. Elle venait d’une famille d’acteurs de théâtre et donnait des représentations aux quatre coins des Etats-Unis au début des années 1830 lorsqu’elle fit la connaissance de Pierce Mease Butler.
Butler suivit Fanny Kemble dans sa tournée, assistant à ses représentations dans plusieurs villes pour montrer qu’il était un homme de moyens, jusqu’à ce que son étalage de séduction quelque peu intrusif paye et que Fanny accepte de l’épouser en 1834. Butler omit de lui dire que ses revenus provenaient de plantations de coton et de riz en Géorgie.
Lorsqu’elle visita sa plantation de riz de Butler Island en 1838, Fanny Kemble fut choquée de découvrir que son mari possédait des centaines d’esclaves. Elle entreprit de coucher sur le papier son expérience et la manière brutale dont les esclaves de Butler étaient traités. Elle essaya de persuader celui-ci de réduire sa dépendance économique vis-à-vis du travail servile, mais il refusa. Fanny s’accommodait aussi difficilement des infidélités de son mari, et souligne dans ses écrits l’hypocrisie des hommes blancs qui prétendaient qu’il était acceptable de réduire en esclavage des Noirs car ils étaient «moins humains» que les Blancs, tout en concevant régulièrement des enfants avec des femmes noires.
Leurs désaccords finirent par avoir raison de leur couple, et ils divorcèrent en 1845. Butler menaça Fanny de l’empêcher de voir ses filles si elle publiait le récit de ce dont elle avait été témoin sur Butler Island, mais elle publia finalement ses mémoires, Journal of a Residence on a Georgia Plantation, en 1863.
En 1857, Butler était lourdement endetté à cause de jeux d’argent et de mauvais choix d’investissements. Poursuivi par ses créanciers, il n’eut d’autre choix que de mettre en vente une partie de son domaine. Un inventaire réalisé en février 1859 estimait la valeur de ses esclaves à plus de 500,000 dollars. Butler décida de vendre environ la moitié de ses 919 esclaves, et le 2-3 mars 1859, sur l’hippodrome de Ten Broeck à Savannah dans l’Etat de Géorgie, 429 de ses esclaves furent vendus pour 303,850 dollars—autour de 700 dollars par tête. Dans le processus, des familles furent séparées et vendues à plusieurs plantations dans différents Etats. Il s’agit de la plus importante vente d’esclaves dans l’histoire des Etats-Unis. Un journaliste du New York Tribune s’y est rendu secrètement pour garder une trace écrite de l’événement. Les esclaves et leurs descendants ont appelé cet épisode «le Temps des larmes» [Weeping Time en anglais], «car on raconte que le ciel s’est ouvert et qu’il a plu à verse pendant les deux jours de la vente. Certains disent que les cieux étaient en pleurs en raison de l’inhumanité qui se manifestait.»
Le Dr Kwesi DeGraft-Hanson, universitaire et architecte paysagiste originaire d’Accra au Ghana, s’est intéressé aux plantations Butler dans le cadre de ses recherches sur le “tabby“, un matériau de construction produit et utilisé par les esclaves dans le bâtiment avant l’invention du béton. Kwesi a découvert dans des documents portant sur les plantations Butler que celui-ci avait souvent recours à des esclaves de Côte-d’Or [N.d.T. ancien nom du Ghana], dont beaucoup portaient des noms indiquant qu’ils étaient akan, le groupe ethnolinguistique auquel il appartient.
En 1998, la société d’histoire locale a invité le Dr DeGraft-Hanson pour évoquer les plantations Butler sur l’île de St Simon, près de la plantation Hampton, devenue depuis une communauté fermée de luxe. Une habitante afro-américaine s’est ensuite approchée du docteur pour lui dire qu’elle ignorait qu’il s’agissait d’une ancienne plantation, mais qu’elle avait souvent eu des visions ou rêvé de gens qui allaient et venaient dans son jardin.
Kwesi DeGraft-Hanson a entrepris de faire des recherches sur les plantations Butler et trouvé une liste de noms des gens vendus comme esclaves au moment du Temps des larmes. Annette Holmes, qui a mis la liste en ligne, avait regardé un documentaire de PBS [N.d.T réseau de télévision publique aux Etats-Unis] intitulé Africans in America et fait le rapprochement entre la famille Butler et sa grand-mère maternelle, Henrietta Butler Cox, née en 1902. Elle découvrit que sa grand-mère apparaissait sur la liste comme étant rattachée au foyer de ses parents lors du recensement fédéral de 1910 aux Etats-Unis. Annette Holmes s’aperçut ensuite que son arrière-grand-père James, alors enfant, figurait sur la liste du recensement de 1870. Elle apprit que John et Betsy, les parents de James, avaient déménagé en Louisiane après avoir vécu en Géorgie et avaient été vendus lors du Temps des larmes.
Ni Fanny Kemble ni Pierce Butler ne se sont remariés. Ce dernier est mort de la malaria en 1867, après avoir échoué à faire de sa plantation un projet économique viable sans avoir recours à une main-d’œuvre esclave au moment de l’abolition de l’esclavage.
Mais, pour le Dr Kwesi DeGraft-Hanson, l’histoire la plus importante est celle des gens vendus par Butler en 1859. Ils ont probablement des milliers de descendants à travers les Etats-Unis. A présent, une cinquantaine de personnes qui, comme Annette Holmes, descendent de John et Betsy, s’efforcent de lever des fonds pour organiser une visite de groupe sur le site du Temps des larmes. Elles prévoient aux côtés de DeGraft-Hanson de faire pression auprès des autorités locales pour créer un mémorial au nom de ceux qui ont été vendus en 1859. Cela permettrait de reconnaître non seulement le statut de victime des individus réduits en esclavage mais également leur courage remarquable et leur résilience face à une terrible oppression politique et sociale.
« J’aimerais connaître les autres aspects de la vie de ces gens », m’a confié le Dr DeGraft-Hanson. « Cette famille dont nous parlons descend de deux esclaves. Deux personnes asservies avaient assez d’amour, de foi, d’espoir, toutes les qualités positives auxquelles les êtres humains aspirent; Elles en avaient assez pour élever leurs enfants à travers l’esclavage jusque sur la voie de la liberté. »
La question de la mémoire de l’esclavage n’a pas réellement été traitée. Des excuses ont été faites, mais elles n’ont guère eu d’impact. L’Université Emory a, par exemple, tenté d’apporter une réponse au fait que certains anciens membres du corps enseignant, administrateurs et étudiants, avaient été propriétaires d’esclaves. Les étudiants et enseignants afro-américains ont demandé au Président de l’Université de présenter ses excuses. L’institution s’est saisie de la question en 2011 en affirmant qu’elle ne pouvait s’excuser pour des faits qu’elle n’avait pas commis. Une déclaration dans laquelle elle exprime ses regrets a été établie, contournant le problème et suscitant la déception des étudiants et enseignants noirs.
Se racheter et œuvrer à faire disparaître la honte et la culpabilité associées à l’esclavage serait une bonne chose non seulement pour les descendants des anciens esclaves mais pour l’ensemble des États-uniens. Embrasser sa propre histoire conférerait au pays une plus grande autorité morale pour parler de liberté et de justice dans d’autres régions du monde.
«Certains Afro-américains luttent pour se forger une estime de soi qui ne soit pas uniquement liée à l’esclavage. », explique DeGraft-Hanson. « Je pense que le fait d’avoir un mémorial parle pour ceux qui ne veulent pas prononcer les mots ‘je m’excuse’. »
« D’un autre côté, pour ceux qui souhaitent entendre des excuses, le mémorial en fera pour eux. Il sert les intérêts des deux camps. Il est là pour ceux qui veulent s’y rendre pour réfléchir, se recueillir ou faire leur deuil. Il témoigne du fait que, collectivement, cette nation a le sentiment que cela n’aurait pas dû se produire, et ce afin que nous soyons capables d’aller de l’avant. Il exprime également du respect, car l’identité de chacun de nous est en partie liée à notre ascendance. Cela rétablit l’humanité de leurs ancêtres, et par là-même, les aide à retrouver l’estime de soi. »
« Aux Etats-Unis, de nombreux Noirs savent qu’ils sont descendants d’esclaves exploités et maltraités. Nous devons parvenir à faire notre deuil. En cas de traumatisme, de mort d’un être aimé, peut-être ne pouvons-nous pas immédiatement laisser libre cours à notre chagrin mais, à un moment, il faut bien l’affronter. Si nous le refoulons, il finit par nous atteindre. Ce traumatisme est transmis de génération en génération. »
« Je pense que, si nous pouvons obtenir quelque chose comme le mémorial, cela fera revenir le respect et l’estime de soi. Quand un lieu est beau et inspirant, il met du baume au coeur. Keates dit ‘une belle chose est une joie éternelle’. Imaginez un beau paysage avec un beau mémorial. Ces lieux nous permettent de guérir.»
Pour plus d’informations sur la campagne de financement participatif visant à permettre aux descendants d’esclaves de visiter le site du Temps des larmes cet été, voir Enslaved John and Betsy Butler’s Descendants’ Homecoming Crowdfund Campaign [non disponible].