C’est par devoir de mémoire, mais surtout à cause de son caractère pathétique que j’ai décidé de publier la lettre ci-dessous de Mamadou Barry dit Petit Barry, adressée à madame Touré Sékou Sadibou, une Française dont le mari a été son compagnon de cellule avant avant qu’il ne soit fusillé le 18 octobre 1971. Elle est extraite du livre de Alsény René Parler ou périr, chapitre VII.
« Mme C. Touré
C’est Nadine qui m’a donné votre adresse. Je n’ai jamais eu l’honneur de vous connaître. Nous ne nous sommes jamais fréquentés. Le destin a voulu que je me trouve en prison avec Touré Sékou Sadibou, du 15 août 1971 au 18 octobre 1971. Malgré ces faits connus de tous mes parents et amis, après notre arrestation le 14 juin 1971, Sékou Touré convoqua un grand meeting au palais du peuple pour déclarer :
— Nous venons dit-il de prendre le réseau le plus dangereux et le plus nocif, celui de la 5ème colonne de l’Information.
Reprenant son souffle et se composant un visage de circonstance, il ajouta :
— Nous n’avions pas suffisamment de véhicules pour procéder à l’arrestation de tous les traîtres. Une jeep fut envoyée pour prendre Touré Sékou Sadibou, et à la grande surprise des gendarmes, on le trouva attablé autour de bouteilles de champagne. Outre Sékou Sadibou, tout le réseau de l’information : les Petit Barry, Costa Diagne, Cissé Fodé, etc. C’est donc Dieu qui nous a aidés. Grâce à la Fathia 4, tous ont été capturés au même moment.
Sadibou riait de bon cœur quand on lui racontait les mensonges fabriqués sur notre compte, nous qui ne nous sommes jamais connus auparavant.
Durant le temps que nous sommes restés ensemble, Sadibou était très jovial, plein d’humour. Toujours direct, franc, et honnête. Pour meubler le temps, chacun de nous à tour de rôle racontait les choses de sa vie passée. Le détenu ressemble à un homme qui s’est arrêté, à un moment de sa vie, pour s’observer et jeter un regard critique sur son passé. Quand on rêve de liberté, on pense tout naturellement à Paris, à la France.
Sékou Sadibou aimait à nous raconter des souvenirs de Paris. De tous les détenus, seul Sow Jules (libéré le même jour que moi et actuellement à Paris) connaissait la capitale française aussi bien que lui. Il évoquait le Café de la Paix et ses voyages en province. Jusqu’au dernier jour, il était d’un optimisme débordant. Chaque matin, nous procédions à la revue des rêves de la nuit précédente.
C’était toujours Claudine qu’il voyait dans ses rêves, Claudine et les enfants. A tout moment, elle lui faisait des signes. Il essayait de la rejoindre, mais des obstacles insurmontables se dressaient sur son chemin. Je me souviens en particulier d’êve où il l’avait vue toute habillée de blanc. Signe prémonitoire, s’il en est.
Ensemble, nous consultions des voyants de circonstance. L’un d’eux se servait d’un chapelet qu’il tenait suspendu à ses doigts, et qu’il balançait de droite à gauche et de gauche à droite. Nous faisions des listikharas (versets que l’on récite avant de s’endormir pour voir en rêve ce qui va arriver). Nous essayions d’analyser les évènements et de prévoir ce qui allait advenir de la Guinée et de nous-mêmes. Avant d’en arriver là, comme tous ceux qui l’avaient précédé à la salle de torture, Sadibou avait fini par accepter la «vérité du ministre. »
En effet, quand, à coups de diètes entrecoupées de tortures, Emile Cissé et Mamadi Keita eurent raison de sa ténacité et de sa résistance, il finit par lire le texte que les deux inquisiteurs avaient préparé. L’un d’eux, tenant en main la bande enregistrée, regarda Sadibou en face, le souffleta et dit triomphant :
— Maintenant, chien, je peux te tuer puisque tu as fini de dire ce que nous voulions.
Sadibou, réduit à l’impuissance, les menottes aux poignets, leur répondit par un sourire.
Je voudrais que vous sachiez que Sadibou n’était pas le seul à subir ce genre d’humiliation. Nombreux sont les détenus qui ont reçu des coups de poings au ventre ou à la figure, donnés par des gendarmes. Ces faits et ceux que je rapporte m’ont été racontés par Sadibou lui-même. Quand il fut mis à la diète la première fois et qu’on lui donna du papier pour soi-disant rédiger sa déposition avec un topo à l’appui pour l’aider, plus une liste de gens à dénoncer, Sadibou rédigea un long document dans lequel il expliquait dans quelles circonstances il avait connu son homonyme l’actuel chef d’Etat guinéen, comment, à cause de leur tokoroyahou homonymie, il le reçut et l’hébergea chez lui à Paris, lui assurant gîte et couvert. On dit en Afrique qu’un homonyme est plus doux que la viande de chèvre.
Dans cette première déposition donc, Sadibou expliquait que c’est précisément à cause de l’amitié qui le liait à son homonyme, et sur la demande de ce dernier, qu’il accepta de venir s’installer en Guinée et d’y investir 450 millions de francs CFA 5. Quand Emile Cissé et Mamadi Keita prirent connaissance de ce document, ils devinrent furieux. Ils se précipitèrent dans la cellule de Sékou Sadibou. Et alors Emile déclara :
— Tu te fous de nous, si tu as été arrêté c’est que tu es coupable. Ce que tu viens d’écrire, voilà ce que nous en faisons.
Et il déchira le papier. Il remit Sadibou à la diète pour neuf jours. Au 9ème jour, Mamadi Keita et Emile Cissé se présentèrent devant lui avec un document rédigé à l’avance :
— Nous avons voulu t’aider, Sadibou, car nous ne voulons pas te voir mourir de faim.
Ils le sortirent de la cellule pour lui faire respirer un peu d’air, lui servirent une tasse de quinqueliba chaud (pour rincer la gorge) et approchèrent le micro pour l’enregistrement.
Sadibou était convaincu qu’on ne nous ferait aucun mal. En tant que Malien d’origine et de surcroît citoyen français, il se croyait protégé :
— Tu vas voir, mon Petit Barry, dans quelques jours, dans quelques semaines, ils vont venir nous prendre, nous envoyer à Foulayah, cité résidentielle près de Kindia pour nous retaper, nous donner à boire et à manger en pagaille et nous libérer.
De cela, il n’a jamais douté.
Dans ces lieux de solitude où l’homme a le temps de ressasser son passé, d’évaluer de façon critique sa vie, ses fautes et gestes, Sadibou tira certains enseignements qu’il me confia. J’étais devenu son confident. Il ne se fiait qu’à deux personnes dans la salle, Baldé Oumar (OERS), qu’il appelait « mon beau » parce qu’il était marié à une Malienne, et moi-même. Sadibou, donc, tirait les enseignements suivants.
A sa sortie, il renoncerait définitivement à la Guinée, mais il n’était pas prêt d’oublier ceux qui étaient à l’origine de ses malheurs.
Il comptait aussi se rapprocher de ses parents du Mali. A ce sujet, il me raconta un voyage mémorable qu’il avait fait à Kati, et qui l’avait beaucoup impressionné à cause de la chaleur de l’accueil.
Il avait des projets de nouveaux investissements au Mali, en Mauritanie. Naturellement, comme j’étais devenu son confident et ami, il me proposait de travailler avec lui à la sortie. Je lui répondais invariablement que je ne me sentais aucune vocation particulière pour les affaires.
A tous les vieux de la salle TF (Travaux Forcés), et à l’imam de notre salle, il promit des billets d’avion pour le pèlerinage à la Mecque. Il me racontait par le menu ses différents pèlerinages à la Mecque.
Lors de son premier pèlerinage il fit le voeu suivant : Si Allah lui donnait un garçon, il donnerait le nom au Prophète. Claudine conçu. C’était un garçon. Il donna le nom de son père. La deuxième fois, il fit une prière spéciale, s’excusa auprès de Dieu de n’avoir pu tenir sa promesse, et réitéra ses voeux. Claudine conçu encore un garçon : il donna au bébé le nom de son grand-père. Ainsi, me précisa Sadibou, j’ai menti deux fois à Dieu, mais je suis sûr qu’Il ne m’en veut pas pour autant. Ma femme étant particulièrement prolifique, elle me donnera encore un garçon qui portera le nom de l’Elu.
J’avais remarqué que sa conception de la religion était d’une pureté et d’une simplicité admirables. Pour lui, Dieu était un Patriarche formidable qui nous regardait vivre et nous aimait comme Ses enfants, s’accommodant de nos défauts et de nos vices, propres à la nature humaine. Alors de temps en temps on pouvait Le « rouler ». Comme Il n’est ni rancunier, ni vindicatif (contrairement aux hommes), comme Il est amour, nos peccadilles ne tiraient pas à conséquence.
Sadibou savait être bon. C’était, pour lui, l’essentiel.
Sadibou savait aussi que Ismaël Touré lui en voulait personnellement de n’avoir pas abandonné la compagnie de Balla Camara, après la dislocation de leur groupe. Des membres de ce groupe — Ismaël Touré, Fodéba Keita, Alhassane Diop, Conté Seydou, Barry Baba, Balla Camara, Sékou Sadibou Touré —, seules deux personnes ont échappé : Conté Seydou, parce qu’il a quitté le pays à temps, et Alhassane Diop, libéré après neuf ans d’incarcération, sur intervention du président Senghor, après la fameuse réconciliation (Ivoiro-Guineo-Sénégalaise) à la conférence de Monrovia en 1977.
En un mot, Ismaël est personnellement responsable de la fin tragique de tous ses anciens amis.
Sadibou savait également que ceux qui avaient juré sa perte s’appelaient : Ismaël Touré, Mamadi Keita, Emile Cissé.
Sékou Sadibou fait partie des détenus qui furent ligotés dans la cour de la prison de Kindia, jetés dans des camions, et transportés vers des lieux inconnus. Par les judas des portes des cellules où nous nous trouvions enfermés, nous observions cette scène inénarrable. Nous reconnûmes Mamadi Keita, tenant une liste à la main. Les hommes chargés de ligoter les détenus portaient des masques noirs. Chaque fois que Mamadi Keita ouvrait la bouche pour épeler un nom, le lieutenant Sidi Sakho, chef de la prison, que les détenus appelaient « S.S », orientait les feux de sa torche vers la cellule de l’intéressé. Les hommes masqués se précipitaient vers la cellule et s’emparaient du détenu avec une rare brutalité.
Cette nuit-là, c’était le 18 octobre 1971 vers 2 heures du matin, Sékou Sadibou, Baldé Oumar OERS, Barry Mody Oury, fils de l’Almamy de Mamou, Diallo Oury Missikoun, inspecteur général des affaires administratives 5, Massa Koivogui, ex-secrétaire fédéral de Macenta, et d’autres fils de Guinée furent sortis de la prison dans des conditions telles que leur exécution ne faisait aucun doute.
Ainsi la mort surprit traîtreusement Sékou Sadibou, lui qui ne pouvait admettre que l’homme fût inquiétant pour son semblable. Mais ce qui intéressait la Mafia qui avait organisé toutes ces rafles d’hommes, de femmes et d’enfants, c’était le coffre-fort de Sékou Sadibou. Il fut ouvert, on y trouva parait-il, or, diamant et autres pierres précieuses. La rumeur se propage que la fortune de Siaka Touré a commencé ce jour-là, par le détournement à son profit, d’une partie importante des biens de Sékou Sadibou. Ce fut un pillage en règle qui ne laissa rien : vaisselle, tapis, tableaux, etc. Tout les intéressait. Le souvenir que je garde de Sékou Sadibou peut se résumer en un mot : la bonté.
Je le revois encore, dominant la salle TF de sa haute taille, les gestes amples et larges, le rire franc, la démarche hâtive de celui qui est pressé de réaliser quelque chose d’important, le regard non pas dominateur ni orgueilleux, mais doux comme le rayon du soleil du petit matin. Lui n’en voulait à personne. Ce qui l’intéressait, c’était de faire fructifier ses affaires et jouir du bonheur de vivre avec sa famille, ses parents, ses amis. Comme tout Africain digne de ce nom, il croyait en l’amitié. Il savait certes qu’Ismaël Touré lui en voulait d’être resté fidèle à ses amis, dont Balla Camara, mais il ne pouvait imaginer que cela lui aurait valu la prison et la mort.
J’ai pensé qu’il était de mon devoir de vous transmettre le message de Sékou Sadibou. Ses enfants et vous-même Madame, vous ne devez plus pleurer, mais vivre dans le culte du souvenir de votre mari, qui fut homme dans le sens le plus noble de ce terme. Je voudrais me hasarder à souhaiter que le premier des enfants de Sadibou, qui aura un fils lui donne le nom du Prophète Mohamed.
Paix et Salut sur lui et sur tous ceux qui ont souffert et sont morts en martyrs, victimes de la haine et de la folie d’hommes aux mains pleines de sang ».