Cet article fait partie d’UPROAR, une initiative de Small Media qui exhorte les gouvernements à relever les défis des droits numériques lors de l’Examen périodique universel (EPU) [fr]. Il a été rédigé par Louis Gitinwya, un avocat rwandais et membre du Media Defence East African Lawyers Network (Réseau des avocats d’Afrique de l’Est pour la défense des médias), une ONG basée au Royaume-Uni qui forme des avocats pour faire progresser les droits numériques et la liberté des médias par le biais de procès stratégiques.
La loi contre l’idéologie du génocide et le divisionnisme a eu un effet dissuasif sur la liberté d’expression au Rwanda.
Le souvenir traumatisant du génocide de 1994 [fr] plane toujours sur de nombreux Rwandais, même celles et ceux qui sont trop jeunes pour s’en souvenir. Jusqu’à 1 million de Rwandais·es ont été tué·e·s par des extrémistes hutus. La plupart des victimes étaient des Tutsis, mais certains Hutus qui refusaient de tuer ont également été assassinés.
À la suite du génocide, une législation a été créée pour interdire les discours de haine et d’incitation au génocide ou au divisionnisme, dans le cadre de mesures visant à réconcilier les Rwandais·es et à prévenir une tragédie similaire.
De nombreux pays – y compris le Rwanda – ont été agités pendant des décennies par des débats sur la manière de concilier les valeurs concurrentes de liberté d’expression et de non-discrimination. Mais l’essor rapide d’Internet a soulevé de nouvelles questions sur la réglementation du discours de haine et les limites à la liberté d’expression en ligne.
Au Rwanda, la loi sur le génocide est souvent utilisée pour faire taire les voix dissidentes.
Les lois contre « l’idéologie du génocide » et le « divisionnisme »
En octobre 2008, le gouvernement rwandais dirigé par le Front patriotique rwandais, a promulgué une loi contre l’idéologie du génocide et le divisionnisme, et d’autres lois pour encourager l’unité et la réconciliation entre les Rwandais.
Les lois restreignaient tout discours jugé haineux ou encourageant des divisions ethniques ou raciales et interdisaient la formation de partis politiques basés sur des critères ethniques. Ces lois sont inscrites dans la constitution adoptée en 2003 et révisée en 2015.
Le pays s’est engagé dans sa lutte contre l’idéologie du génocide dans la constitution de 2003 [pdf], mais le concept n’a été défini et interdit [pdf] par la loi rwandaise qu’en octobre 2008.
L’article 38 de la Constitution de 2003 consacre le droit à la liberté d’expression, y compris la liberté de la presse et de l’information.
Le même article, cependant, impose une limitation importante à ces libertés. Il déclare que « la liberté d’expression et la liberté d’information ne doivent pas porter atteinte à l’ordre public et aux bonnes mœurs, et la propagation de la discrimination ethnique, régionale, raciale ou de toute forme de division est punie par la loi. »
Interdire les discours de haine est un objectif légitime, surtout dans le contexte rwandais où les médias étaient très politisés [pdf] pendant la période précédant la guerre civile et le génocide.
Deux médias ont également joué un rôle dans l’incitation à la participation au génocide : la tristement célèbre radio de haine Radio Télévision Libre des Mille Collines (RTLM) et le journal extrémiste hutu Kangura.
Dans la pratique, la loi contre l’idéologie du génocide menace la liberté d’expression [pdf] à la fois en ligne et hors ligne, prescrivant de lourdes peines allant jusqu’à sept ans de prison et des amendes pour tout responsable de diffusion de contenu considéré comme une idéologie de génocide dans les espaces publics – y compris les médias sociaux – à travers des documents, discours, images, médias et autres moyens.
Faire taire la dissidence
La législation rwandaise sur le discours de haine est caractérisée par des dispositions larges et vaguement définies qui permettent aux autorités de faire taire les voix critiques et dissidentes lorsqu’elles l’appliquent aux journalistes, blogueurs, militant·e·s et politicien·ne·s de l’opposition [pdf].
Lors d’un témoignage devant la Cour africaine de justice en 2015, Laurent Munyandilikirwa, un militant rwandais des droits humains, a souligné les ambiguïtés de la loi :
Grâce à cette législation, le gouvernement limite considérablement la diversité du paysage médiatique, que ce soit en ligne ou hors ligne.
Les autorités ordonnent souvent aux rédacteurs en chef des sites d’informations en ligne de supprimer le contenu critique à l’égard des représentants du gouvernement. Cette tendance à la réduction des espaces de liberté d’expression a commencé pendant la période précédant la campagne électorale présidentielle de 2010, où la dissidence politique légitime a été confondue [fr] avec l’idéologie du génocide et jugée perturbatrice pour l’unité nationale.
Cette législation a créé un environnement d’autocensure pour les journalistes en ligne, les blogueurs et les utilisateur·ice·s ordinaires des réseaux sociaux. Craignant des représailles et des poursuites, les citoyen·ne·s s’abstiennent d’exercer leur droit constitutionnel à la liberté d’expression.
Prenons le cas de Joseph Nkusi [fr], un citoyen rwandais qui a vécu en Norvège de 2009 à 2016. Pendant ce temps, il a écrit des articles de blog [rw] connus pour leurs critiques acerbes contre l’administration du président Kagame. Lorsque Nkusi a été expulsé vers le Rwanda après le rejet de sa demande d’asile par les services de l’immigration norvégiens, il a été immédiatement arrêté et poursuivi pour des accusations forgées de toutes pièces l’accusant de complot, d’idéologie du génocide et d’incitation à la haine contre l’État. Ces accusations étaient motivées par ses opinions politiques mises en évidence sur son blog. Il a été reconnu coupable et condamné par la Haute Cour du Rwanda à 10 ans de prison le 29 mars 2018.
Il existe également de nombreux scénarios dans lesquels une formulation vague de la loi est délibérément exploitée pour étouffer la dissidence ou la critique publique.
Prenons par exemple le cas de Victoire Ingabire Umuhoza [fr], une politicienne de l’opposition souvent harcelée et dénoncée par des médias proches du régime comme épousant « l’idéologie du génocide ». Mme Ingabire a été arrêtée en 2010 pour un discours dans lequel elle évoquait « les problèmes de réconciliation et le manque de reconnaissance des Hutus tués », selon Amnesty International. En octobre 2012, elle a été condamnée à huit ans de prison après avoir été reconnue coupable de « minimisation flagrante du génocide » et de « complot en vue de porter atteinte à l’autorité existante et aux principes constitutionnels en utilisant le terrorisme, la violence armée ou tout autre type de violence ».
Lire également : Deux femmes qui ont osé défier le président rwandais Paul Kagame [fr]
Au cours des dernières années, l’autocensure des journalistes a sérieusement limité leur capacité à informer le public. Un rapport de 2015 [pdf] sur l’état de la liberté des médias dans le pays notait :
Dans l’ensemble, les citoyen·ne·s craignent d’être ciblé·e·s en raison de leurs opinions personnelles.
Il est essentiel pour le gouvernement rwandais d’amender et de réviser la loi sur le génocide afin de dissuader les discours de haine de manière plus efficace et d’empêcher les abus contre la dissidence politique légitime.
Les citoyen·ne·s doivent être autorisé·e·s à exercer leurs droits à la liberté d’expression conformément à la constitution et aux obligations internationales relatives aux droits humains telles que le Pacte relatif aux droits civils et politiques [fr] et la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) [fr], auxquels le Rwanda est partie.
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J’ai traduit de l’anglais ce billet écrit par GV Sub-Saharan Africa, le groupe pour l’Afrique subsaharien de globalvoices.org qui l’a publié le 23 juillet 2020.