Suite à l’agression du 22 novembre 1970, Kindo Touré rentre chez lui et nous décrit les conditions dans lesquelles il a retrouvé sa femme. Le récit est important parce que c’est celui de plusieurs familles des victimes. Il illustre aussi les tares des familles polygames et le sens de l’isolement dans lequel les proches des victimes vivent.
Il faut aussi relever le sadisme de Sékou Touré et de son entourage immédiat qui décide de tout et se mêle de la vie intime des familles forçant certaines femmes à divorcer.
Extrait du livre de Kindo Touré intitulé Unique Survivant du « Complot Kaman-Fodéba.
Pendant ma courte mise en liberté grâce aux officiers portugais et à l’occasion de cette rentrée émouvante et agitée en famille, ma femme m’a conté les souffrances endurées par elle depuis 19 mois.
Comme je l’ai déjà dit, elle était au huitième mois de sa grossesse, ayant sur les bras cinq enfants en bas âge, au moment de mon arrestation.
Quelques heures après cette arrestation, le pouvoir politique la somma de libérer la maison dans les 48 heures, faute de quoi, l’autorité par le biais du Comité de Base de Coronthie, l’expulserait sans préavis, ni condition.
Les domestiques, subrepticement, l’un après l’autre, avaient déjà disparu.
Ayant couru, en vain, chez tous ceux qu’elle considérait comme nos amis sûrs, elle se heurta, partout, aux grises mines, au dédain, au mépris, au ferme refus de toute assistance.
Le délai vint à expiration et tous nos effets furent évacués du bâtiment, empilés devant la porte refermée, les clefs déposées chez qui de droit.
Exaspérée, ne sachant plus que faire, elle prit le parti d’accourir chez mon beau-frére qui, depuis ma tendre jeunesse, m’hébergeait.
Elu, entre-temps président de son Comité, il resta inaccessible aux supplications humiliées de mon épouse. Jouissant, expliqua-t-il, de la confiance du Parti et de ses électeurs, il ne voudrait, à aucun prix et, pour qui que ce soit, entamer ce capital précieux en tendant la main à la famille d’un « comploteur » même si ce « comploteur » était son propre fils !
Devant son refus systématique, M. Sako Condé, un de ses locataires et chauffeur de profession, accepte de prendre la responsabilité de partager ses deux chambrettes avec ma femme et les enfants.
Certains de nos effets sont confiés à des parents éloignés dans différents quartiers de la ville ; on en empile une partie dans la chambre de M. Condé, les meubles restants seront abandonnés dans la cour, sous la pluie battante. Mais que faire d’autre ?
Djènè et ses deux plus jeunes enfants couchent sur le divan du salon exposé aux pluies coulant à flot par les persiennes. Elle est contrainte de se couvrir d’un manteau et de recouvrir les enfants d’une toile cirée.
Dans le même temps, affamée, elle doit courir auprès des autorités pour s’informer, plaider le sort du malheureux époux, consulter les marabouts, les charlatans…
Mise à l’index, rejetée par ceux qui, hier, se targuaient d’une amitié vraie et profonde, elle parcourt et dans les deux sens, les 5 kilomètres qui la séparent du Camp Boiro. Toujours infatigable.
Elle harcèle le capitaine Siaka Touré qui, selon son habitude, trouve invariablement des mots agréables pour l’apaiser.
Enfin, pris de pitié, mon frère, le commissaire Balla Touré accueille généreusement à son domicile, de Coléah, Djèné et ses enfants.
Certains parents et frères font le vide autour d’elle, mais mon cousin Daniel Camara l’assiste avec dévouement et bienveillance. Quelques semaines après mon arrestation, mes parents exigent le partage de mes effets : l’héritage ! Djènè désempare ; elle ne sait que faire.
Un matin, ma première épouse arrache brutalement à l’affection de Djènè, son fils Alsény, sous le prétexte qu’elle risque de l’empoisonner. Djènè est au comble du désarroi, de l’abattement moral et physique.
Elle doit lutter pour se nourrir, subvenir aux besoins de ses enfants, mener à bon port les démarches entreprises aux fins de récupérer son époux. Persévérer dans l’effort, n’est-ce pas un gage de réussite ?
Elle semble jouir de toute la sollicitude et de la bienveillante compréhension du capitaine Siaka Touré qui ne cesse de l’apaiser par ces mots agréables et doux dont il a le secret.
A l’instigation du capitaine Siaka Touré, elle est reçue par le Chef de l’Etat [le Président Sékou Touré], qui l’écoute, l’observe, fixe des rendez-vous, tous manqués. Elle court au village, fait venir mon vieux père qui plaide, pleure. Peine perdue !
Finalement, des propos aigres sont échangés devant des responsables stupéfaits ; elle quitte définitivement la Présidence.
Un matin, elle est convoquée au bureau du Comité révolutionnaire. Après un moment de réflexion, M. Siaka Touré lui dit qu’il voudrait lui faire une importante révélation, mais se demande si elle peut la supporter.
Elle répond, calmement, par l’affirmative.
Le capitaine lui dit alors :
— En dépit de toutes les démarches faites par tes soins au lendemain de l’arrestation de ton mari, il est condamné à 5 ans de réclusion par le Comité révolutionnaire.
Djènè garde son calme et dit :
— Cinq ans c’est peu de chose si sa vie est sauve. Il s’en tirera et c’est l’essentiel. Ayons confiance en Dieu !
Le capitaine félicite son interlocutrice de son courage, la raccompagne et lui glisse quelques billets de banque.
Djènè doit lutter sur tous les fronts pour survivre, supplier pour être ravitaillée, faire la queue avec des hommes frustes pour obtenir quelques denrées de première nécessité, se lever au premier chant du coq pour griller des galettes disputées le matin par les travailleurs et les élèves.
La vie pour elle ne connaît plus de repos. En proie à de cuisantes douleurs physiques, elle est admise à la maternité où elle met au monde un enfant de sexe masculin. Rongée d’impatience, soucieuse de l’état de ses autres enfants, elle quitte clandestinement la maternité pour reprendre ses courses en tous sens, le frêle bébé au dos.
Le baptême a lieu en famille à Kindia dans une atmosphère lourde d’émotion. Tous les frais sont à la charge de Djènè. De leur côté, mes beaux-parents n’en reviennent pas de leur déception; on parle d’agents secrets infiltrés dans les rangs des invités pour suivre le déroulement de la petite cérémonie…
Treize mois plus tard, éclatera au Bloc une affaire de communications secrètes des détenus avec leurs familles. Les geôliers intermédiaires seront appréhendés et incarcérés avec nous.
Djènè est arrêtée, soumise à un long interrogatoire ; deux mois durant, elle est retenue au poste de police ; les enfants abandonnés à la garde de la plus agée (7 ans) sont confiés à une voisine incertaine.
Quand elle jouit d’une brève permission d’absence, à des heures impossibles, elle jette un coup d’oeil à la maison, court chez des marabouts, charlatans, qui ont la partie belle en pareille circonstance. Elle fait des voyages-éclairs à Kindia, Manéah et Forécariah, en une nuit : à 6 heures du matin, elle doit être présente à l’appel des gardés à vue.
En quelques semaines, toutes les économies se sont volatilisées. Djènè vend ses bijoux et tout ce qui peut rapporter de l’argent. Les effets de valeur sont hypothéqués, la mort dans l’âme.
Fort heureusement, un soir, surprise par le Capitaine au milieu de sa bruyante marmaille, il la prend en pitié, lui ordonne de rester discrète : non seulement elle ne doit pas paraître dans les manifestations publiques, mais elle doit s’abstenir d’aller au marché.
Trois mois durant, elle garde la maison et c’est à tout hasard, un jour que le Capitaine passe par là, qu’il lève cette sanction sévère, à la grande satisfaction de Djènè !
Quelques jours après c’est « l’agression portugaise », et je me retrouve pour quelques heures à ses côtés…