Extrait de la publication online memoire-collective-guinee.org de la FIDH et de RFI.
La nuit du 24 au 25 janvier 1971, au petit matin, quatre hauts cadres de Guinée34 sont pendus au Pont du 8 novembre, connu depuis sous le nom de « pont des pendus », à l’entrée de Kaloum, le centre-ville de Conakry. Au même moment, des scènes similaires ont lieu dans toutes les préfectures du pays, où des prisonniers ont été acheminés pour être exécutés. Ils sont accusés d’avoir tenté en novembre 70 de renverser le pouvoir de Sékou Touré. Toute la journée, leurs corps ballants sont exposés à la vue des passants. À Conakry, ordre a même été donné de faire venir sur place tous les écoliers de la ville, pour assister au spectacle macabre. Dans la foule, il y a Adama Camara, 17 ans. Il raconte.
Conakry est étrangement calme ce matin-là. J’ai 17 ans et, comme chaque jour, je me rends au lycée technique de Donka. En arrivant, on nous explique qu’il s’est passé un « événement rare », que dans la nuit des « traîtres » à la Nation ont été pendus au Pont du 8 novembre et qu’il faut que nous allions les voir. On nous explique que ce sont « des comploteurs », des « anti-guinéens ». Je comprends à peine ce que l’on me raconte, mais impossible de refuser d’y aller. C’est la Révolution. Personne ne peut dire non.
En arrivant, je vois d’abord la foule. Des milliers de jeunes Guinéens sont là. On les a obligés à venir eux aussi. Puis j’aperçois les corps. Ils pendent. Ils sont quatre. C’est un spectacle horrible. Je suis abasourdi. Je reste un peu en retrait. D’autres s’approchent des corps pour les voir de plus près. Certains agitent des bâtons et titillent les cadavres pour vérifier qu’ils sont bien morts. Les enfants sont parfois inconscients.
Moi, je suis horrifié. Avant ce jour, je n’ai jamais vu un mort. Et je n’imagine même pas qu’on puisse pendre quelqu’un. Qu’un homme se suicide par pendaison, ça oui. Mais pas que quelqu’un d’autre le pende. Et sur la place publique en plus. Je n’ose pas regarder leurs visages. Un mort, ça se respecte. Je vois seulement que parmi eux, un seul n’est pas en tenue de prisonnier. C’est le Ministre des Finances Ousmane Baldé. À l’époque sa signature figure sur les billets de banque.
Rapidement, j’apprends aussi que parmi les pendus, il y a un ministre délégué à l’Education, Magassouba Moriba. Son jeune frère est un de mes camarades de classe. Il est dans la foule ce jour-là. Personne ne l’a prévenu.
La même scène a eu lieu ailleurs, au même moment, dans d’autres villes du pays. Mais c’est à Conakry qu’on pend les plus célèbres. Des éminences grises. Le message est clair : personne n’est à l’abri. Et je le comprends bien. Ce jour-là, je me suis dit : l’homme n’est rien.
Au bout d’une heure, moi et mes camarades rentrons à la maison. Nous sommes cinq, rien que dans ma parcelle, à les avoir vus ces pendus. Mais personne n’en parle. Je ne dis rien à mes parents. De toute façon presque tout Conakry était là. Chacun avait son opinion. J’ai ressenti une tristesse immense. Et cette peur blanche en chacun de nous.
Pendant un mois je n’ai pas dormi de la nuit. Comment oublier ? Parfois j’ai du mal à y croire. Mais c’est bien arrivé, oui. C’est la réalité.
Trois jours plus tard, le petit frère de Magassouba Moriba est revenu à l’école. Il faisait partie de mon groupe de révision, je le connaissais bien. Mais avec lui non plus je n’en ai jamais parlé. Il avait perdu ses esprits et ne parlait pratiquement à personne. Il a fini par redoubler et ne jamais entrer à l’Université. Une vie brisée.