Quelque temps avant sa mort le machiavélique Sékou Touré qui voyait en Jacques Foccart la source de tous ses échecs a invité son pire ennemi à Conakry c’est ce que révèle l’ami personnel du tyran et ancien ambassadeur de France en Guinée, André Lewin, « Jacques Foccart et Ahmed Sékou Touré« , Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, mis en ligne le 22 novembre 2008. Foccart a été « dès 1944 l’un des tout premiers adjoints officieux de De Gaulle – ce qui suppose d’importants contacts antérieurs. Il a été immédiatement chargé de l’essentiel de la face cachée du gaullisme : liens avec les services secrets (dont il a été le patron de fait), constitution de réseaux d’influence et de groupes de militants aguerris (un service d’ordre musclé, frayant avec le grand banditisme), financements occultes (via l’Afrique. » Sa fonction officielle était Secrétaire général pour les affaires africaines et malgaches, c’est-à-dire le coeur même de la Françafrique. Il n’est probablement pas coupable de tous les maux que lui attribuait le tyran, mais avec le cumul de mensonges qui enrouent l’histoire guinéenne, on ne saura sans doute jamais la vérité.
Une dizaine d’années plus tard, les choses ont évolué. Depuis 1972, je suis porte-parole du secrétaire général de l’ONU. Le général de Gaulle a disparu, Georges Pompidou aussi, quelques jours après avoir donné le feu vert aux négociations que je devais mener pour normalises les relations entre Paris et Conakry et obtenir la libération d’une vingtaine de nos compatriotes détenus « pour complot » en Guinée. Alors que Valéry Giscard d’Estaing est devenu président et que Jacques Foccart n’est plus « aux affaires », ces négociations aboutissent positivement le 14 juillet 1975. J’ai été ensuite ambassadeur de France en Guinée de décembre 1975 à novembre 1979, mais les relations amicales que j’avais établies avec Sékou Touré avaient perduré au-delà de mes fonctions officielles. Il m’avait invité à plusieurs reprises à venir le retrouver lors de voyages qu’il faisait en Europe (en Allemagnes fédérale notamment, puis j’avais été le négociateur du rétablissement des relations diplomatiques entre Bonn et Conakry en 1974, comme je le fus en 1975 pour la France) et je m’étais rendu en Guinée une fois en tant que président de l’Association d’amitié France-Guinée que j’avais fondée. C’est sans doute en raison de la persistance de ses rapports personnels avec moi que je reçus, au printemps 1983, une demande de Sékou qui m’étonna :
Pourriez-vous inviter de ma part Monsieur Jacques Foccart à venir à Conakry comme hôte d’honneur des manifestations du 14 mai 1983, jour anniversaire de la fondation en 1947 du Parti démocratique de Guinée ?
Quoi ? Sékou Touré souhaitait inviter à Conakry celui qu’il avait toujours présenté comme le grande ennemi de la révolution guinéenne, celui qu’il avait, dans l’un de ses « poèmes militants » lourdement baptisé le « faux car de l’Élysée », le même qu’il présentait dans ses discours comme mandaté par le général de Gaulle pour la « reconquête coloniale » de la Guinée, l’inspirateur des « menées antiguinéens », l’organisateur de tous les complots , l’un de ceux dont le nom revenait sans cesse – au côté de celui des « traîtres » ou des « fantoches » Senghor et Houphouët – dans les dépositions arrachées par les moyens que l’on devine aux malheureux prisonniers du camp Boiro accusés de comploter contre la révolution de Sékou Touré2.
En 1974-1975, lors des deux années de négociations que j’avais menées – sous la casquette de représentant personnel du secrétaire général de l’ONU<B<– pour la normalisation des relations franco-guinéennes et la libération des prisonniers politiques étrangers, j’avais eu l’occasion de m’en entretenir à titre privé avec Jacques Foccart (qui n’était alors plus « aux affaires », c’était après l’élection du président Giscard d’Estaing). Il m’avait constamment encouragé, et m’avait téléphoné ses félicitations personnelles lors de la normalisation du 14 juillet 1975. Il me disait qu’il avait lui-même à plusieurs reprises plaidé auprès du général de Gaulle en faveur d’une reprise des relations avec Conakry, mais que celui-ci lui avait toujours répliqué : « Laissez-moi donc tranquille avec « votre » Sékou Touré.3 » Lorsque j’avais raconté tout cela à Sékou Touré, celui-ci n’avait eu qu’un sourire incrédule. Je croyais bien connaître Sékou Touré, mais là, il m’a réellement surpris. En fait, il était en pleine « offensive diplomatique »pour reprendre une place de choix dans le monde africain et celui des non-alignés, et il souhaitait normaliser ses relations personnelles y compris – et peut-être surtout – tous ceux qui l’avaient combattu et qu’il avait combattus ; il s’était réconcilié pour de bon avec Senghor et Houphouët lors du sommet de Monrovia en mars 1978 ; Giscard d’Estaing avait fait une éclatante visite officielle en Guinée à la fin de cette même année ; et Sékou Touré s’était – pour la première fois en vingt-cinq ans – rendu en France en septembre 1982, accueilli par François Mitterand à l’Élysée, par Jacques Chirac à la mairie de Paris, par Gaston Defferre à la mairie de Marseille. Il lui restait à faire la paix avec de Gaulle, et faute de pouvoir le faire en personne, il voulait le faire par l’entremise de Jacques Foccart.
L’ambassadeur de Guinée en France, Aboubacar Somparé, me contacta peu après me confirmer l’invitation et me dire qu’il se chargerait de délivrer le visa nécessaire pour le voyage de Foccart. Je devais simplement lui apporter son passeport diplomatique, car l’ambassade désirait garder à cette visite un caractère confidentiel.