J’ai tiré ce billet du livre de Maurice Jeanjean, décédé le 8 mars 2018, intitulé Sékou Touré: un totalitarisme africain. Il décrit le voyage que le Général de Gaule a entrepris, du 20 août au 1er septembre, qui le portera entre autre à Conakry, où il aura une chaude confrontation avec le futur tyran guinéen Sékou Touré. En effet, après que les autres leaders politiques guinéens Barry Diawadou et Barry III avaient invité leurs partisans à voter NON au référendum du 28 septembre 1958, il ne pouvait pas faire un choix différent, se sentant débordé sur sa gauche.
Dès lors le processus historique va s’accélérer. Le comité constitutionnel adresse le 14 août au Général de Gaulle le texte qu’il vient d’adopter, qui reste proche de celui qui lui avait été remis, mais cependant corrigé par deux amendements importants. Le premier accorde à tout territoire ayant voté Oui au référendum le droit d’obtenir plus tard son indépendance sans sécession avec la France. Le second laisse la possibilité aux territoires de se grouper, donc de se constituer en fédération, mais sans institutionnaliser cette option. De Gaulle accepte le 19 août d’introduire ces deux amendements dans le projet de constitution Cela répond aux vœux de Sékou Touré, mais ne vient pas de son initiative. Désormais le débat va se personnaliser et se transformer en un combat d' »ego ».
De Gaulle ne dévoile pas officiellement les modifications qu’il vient d’accepter et entend en faire la surprise lors du discours qu’il doit prononcer à Brazzaville le 23 août, lors de la tournée africaine qu’il entreprend du 20 août au 1er septembre. Débuté à Tananarive, le voyage se poursuit à Brazzaville et Abidjan. De Gaulle y reçoit un accueil triomphal et chaleureux.
A Madagascar il annonce, pointant du doigt le palais de la Reine Ranavalona démise il y a 60 ans, que « demain l’île sera de nouveau un état, comme vous l’étiez quand le Palais de vos rois était habité ». Mais c’est à Brazzaville qu’il prononce la phrase capitale: « Mieux encore à l’intérieur de cette communauté, si quelque territoire se sent au bout d’un certain temps en mesure d’exercer toutes les charges de l’indépendance, eh bien il lui appartiendra d’en décider par son Assemblée élue. Après quoi la communauté prendra acte et un accord règlera les conditions de transfert entre ce territoire qui prendra son indépendance et suivra sa route, et la communauté, elle-même. Je garantis d’avance que dans ce cas non plus la métropole ne s’y opposera pas ».
L’étape suivante est Conakry qui n’était pas prévue initialement. Elle est décidée au dernier moment sur l’insistance du ministre de la FOM Bernard Cornut Gentille qui a mis en selle Sékou Touré lorsqu’il était gouverneur général d’AOF de 1951 à 1956 et pense pouvoir influencer sa décision. De Gaulle arrive à Conakry le 25 août, en fin d’après-midi. L’accueil est chaleureux et délirant. Le PDG a mobilisé toute la population de Conakry qui, de l’aéroport au palais du Gouverneur, acclame le général en scandant « sily, sily, sily » qui signifie éléphant en soussou, et qui est à la fois l’emblème du PDG et la personnification de Sékou Touré. De Gaulle pense que cet enthousiasme s’adresse à sa personne. C’est le début d’une journée de dupes où chacun prêtera à l’autre des pensées cachées.
La confrontation aura lieu à l’Assemblée territoriale où de Gaulle et Sékou Touré se rendent à pied. Sékou Touré prononce un discours de tribun , haranguant la foule et ignorant superbement le Général de Gaulle. Il lance des mots chocs: le « Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage » ou encore « Nous ne renoncerons pas et nous ne renoncerons jamais à notre droit légitime et naturel à l’indépendance ». De Gaulle est fortement blessé par cette charge que l’accueil qui lui a été réservé jusqu’alors ne laissait pas prévoir. Il déclare:
« Il n’y a pas de raison pour que la France rougisse en rien de l’oeuvre qu’elle a accompli ici avec les Africains », et poursuit: « Cette communauté, la France la propose; personne n’est tenu d’y adhérer.
On a parlé d’indépendance, je dis ici plus haut encore qu’ailleurs que l’indépendance est à la disposition de la Guinée. Elle peut la prendre, elle peut la prendre le 28 septembre en disant « Non » à la proposition qui lui est faite, et dans ce cas je garantis que la métropole n’y fera pas obstacle Elle en tirera, bien sûr, des conséquences, mais d’obstacle elle n’en fera pas et votre territoire pourra comme il le voudra et dans les conditions qu’il voudra, suivre la route qu’il voudra ». Le général s’en retourne au Palais, furieux jusqu’à oublier son képi à l’Assemblée.
Les commentateurs de cette j ournée, journalistes, historiens, hommes politiques, ont beaucoup glosé sur la portée de cet événement. Certains ont avancé que la partie était jouée d’avance, chacun des protagonistes ayant pris sa décision: Sékou Touré étant pour le Non, et de Gaulle refusant de faire plus de concessions, et considérant qu’un Non guinéen était préférable à un Oui qui porterait en lui beaucoup d’ambiguïtés.
De son côté Sékou Touré, convaincu que le Sénégal et le Niger choisiront le Non, rédige un discours très virulent, indiquant la volonté de la Guinée de choisir l’indépendance. Une commission du PDG chargée d’examiner ce discours en atténue les termes provocateurs. Du côté français, le discours a été communiqué au ministre de la FOM Cornut-Gentille et au gouverneur de Guinée Mauberna. Ils l’examinent avec Gabriel d’Arboussier et tentent de persuader Sékou Touré d’en atténuer les effets et d’assouplir certains passages. Ils soulignent également le droit à l’indépendance accordé par le Général de Gaulle dans son discours de Brazzaville. Rien ne peut faire fléchir Sékou Touré. Quoi qu’il en soit, c’est plus le ton dans lequel il est prononcé que les termes mêmes du discours qui choquent le Général de Gaulle.
D’autres commentateurs estiment que ce discours qui a été l’occasion d’affrontement de deux personnalités qui ne se connaissaient pas, a été à l’origine de la rupture. Dans Les carnets secrets de la colonisation, tome 2, Georges Chaffard ne déclare-t-il pas « Voilà. En une demi-heure, ce 25 août 1958, le sort des relations franco-guinéennes vient de se jouer — sur des humeurs — sur des fautes de psychologie — sur des impolitesses. Le vieux président directeur-général de la « Franco-Africaine » arrivait avec de bonnes intentions. Le jeune « meneur » de la CGT locale l’a exaspéré par son agressivité, par l’impudence avec laquelle il avait préparé sa « claque » aux alentours de la salle ».
Dès son retour au Palais du Gouverneur, de Gaulle déclare à M. M. Cornut-Gentille, Messmer et Mauberna :
« Messieurs, voilà un individu avec lequel nous ne pourrons jamais nous entendre. Nous n’avons plus rien ‘à faire ici. Allons, la chose est claire: le 29 septembre au matin, la France s’en ira », et ajoute « La Guinée, Messieurs, n’est pas indispensable à la France, qu’elle prenne ses responsabilités ».
A la réception donnée dans la soirée au Palais du Gouverneur, qui réunit toutes les personnalités africaines et européennes de la politique et de l’économie de la Guinée, de Gaulle se montre moins abrupt dans ses propos. Il déclare dans un aparté à l’un des dirigeants de la Compagnie Fria:
« J’espère que la Guinée votera « oui », mais ce « oui » sera prononcé avec une équivoque sur sa portée véritable. Il faut que vous sachiez que le Gouvernement ne fera pas ce qu’ils voudront, qu’il fera ce que la France voudra, j’y veillerai moi-même personnellement, et on ne fera même pas ce que vous voudriez ».
Les autres personnalités présentes, MM. Cornut-Gentille, Messmer, Foccart, estiment que les choses peuvent encore s’arranger.
Quant à Sékou Touré, il se veut rassurant vis-à-vis des représentants de la Compagnie Fria et des Bauxites du Midi. Il n’écarte pas à ce moment-là de voter « oui » si le Général de Gaulle fait droit à ses deux revendications :
limiter la liste des questions réservées à la Communauté en excluant principalement la Justice, les Postes et télécommunications, et le contrôle des matières stratégiques
s’engager à respecter pleinement l’autonomie interne des territoires.