Depuis avril 2021, la Tunisie est confrontée à une forte augmentation du nombre de cas et de décès dus au COVID-19. Le ministère de la Santé a qualifié la situation sanitaire de « très dangereuse », les hôpitaux étant presque à pleine capacité. Pour aplatir la courbe, les autorités ont – encore une fois – annoncé de nouvelles mesures de confinement qui incluent un couvre-feu au niveau national, la fermeture des écoles, et des restrictions de voyage. Mais peu de Tunisiens pensent que ce sera suffisant.
Contrairement aux pays riches, il n’y a pas de programmes d’aide aux travailleurs et aux entreprises pour rester à flot. Avec un chômage déjà élevé et le coût de la vie qui monte en flèche, les plus vulnérables ont à peine reçu une petite aide ad hoc de l’État, et les gens sont livrés à eux-mêmes pour survivre. Par conséquent, la perspective d’attraper le virus est moins préoccupante que la nécessité de continuer à travailler pour gagner sa vie.
Bien que la Tunisie ait imposé un confinement strict au début de la pandémie et maintenu pendant un certain temps la propagation du virus à un niveau bas, au grand détriment de l’économie, il existe désormais un sentiment largement partagé d’impuissance et de fatigue. « Si je ne sors pas travailler, qui va me donner de l’argent ? » a demandé Salah, un maçon tunisien qui, comme la majorité des ouvriers, dépend de ses revenus journaliers.
Incapable de répondre aux demandes de la population et noyée dans ses propres désaccords politiques – la Tunisie a eu neuf gouvernements en 10 ans depuis la révolution – la complaisance règne au sommet. Les autorités n’appliquent pas les mesures COVID-19 : les rassemblements politiques [en] ont continué à rassembler de grandes foules bafouant les protocoles sanitaires ; la distanciation sociale et le masque sont ignorés ; les cafés et les marchés sont bondés. La numérisation ayant pris du retard, de nombreuses tâches administratives sont encore effectuées sur place avec du papier.
Depuis l’indépendance en 1956, la Tunisie a massivement investi dans ses infrastructures. Le système de santé publique s’est rapidement développé pour offrir une couverture sanitaire universelle qui faisait autrefois la fierté des Tunisiens. Mais dans les années 90 [en], la corruption et la dérégulation au profit du secteur privé ont entraîné une spirale descendante de détérioration des services publics de santé. Cela n’a fait qu’empirer au fil des années.
Wakkas Mejdi, un interne en médecine, a déclaré à l’Agence Anadolu [en] que « le secteur de la santé est maintenant en crise non seulement à cause de la pandémie mais aussi à cause de nombreux problèmes d’infrastructure qui sont restés sans solution ces dernières années ».
En 2014 et 2018, des professionnels de la santé ont lancé deux grèves générales après des scandales dans des hôpitaux qui ont coûté la vie à [en] 15 nouveau-nés et la mort [en] d’un jeune médecin dans un accident d’ascenseur. Le Premier ministre Hichem Mechichi s’est engagé fin décembre 2020 à créer un organe national de réforme de la santé publique. Mais c’est un problème dont la résolution prendra beaucoup de temps.
En attendant, les Tunisiens qui peuvent se le permettre se tournent pour leurs traitements vers un secteur privé largement non réglementé et en pleine expansion.
Des soins de santé privés pour ceux qui en ont les moyens
Le COVID-19 a exacerbé le dysfonctionnement du système de santé public. Cela commence par l’accès à un test COVID-19. Alors que le directeur de l’OMS a recommandé des tests au début de la pandémie, la Tunisie n’a jamais eu suffisamment de moyens pour le dépistage.
Si, en théorie, les tests PCR sont gratuits dans les hôpitaux publics, en réalité il n’y a pas assez de kits de dépistage. La plupart des gens ne pourront pas être diagnostiqués. Le secteur privé est appelé à combler le vide mais avec un prix élevé qui est inabordable pour la plupart des Tunisiens. Au début de la pandémie, certains laboratoires facturaient 400 dinars (145 dollars américains) pour un test PCR, ce qui équivaut presque au salaire minimum mensuel tunisien. Le gouvernement est intervenu pour le plafonner à 209 dinars (76 $) puis pour le réduire encore à 170 dinars [ar] (62 $).
À ce prix, il est peu probable que beaucoup de gens se fassent tester. Ce sont principalement les voyageurs qui passent le test PCR car de plus en plus de pays exigent un résultat négatif à l’entrée. Il y a eu de nombreuses histoires de trafic de résultats de tests – des personnes achetant de faux certificats à bas prix sur le marché noir. Le gouvernement a réprimé le trafic, obligeant désormais les laboratoires à disposer d’un code QR sur les résultats des tests.
Le manque de tests en Tunisie contraste fortement avec la plupart des pays riches, où les tests sont gratuits et au centre de leurs stratégies de relance. Par exemple, le Royaume – Uni [en] et la France offriront des tests COVID-19 rapides gratuits lors de la levée du confinement.
Traitement à des prix prohibitifs
Les Tunisiens sont pris entre un système de santé public de mauvaise qualité et sous-équipé et un secteur privé aux prix prohibitifs. Il y a eu des pressions pour exiger, comme en temps de guerre, la réquisition des cliniques privées si les hôpitaux publics sont à saturation. Le 18 octobre dernier, le Premier ministre Hichem Mechichi [en] a annoncé que « les patients atteints de COVID-19 qui ne trouvent pas de place dans un hôpital public seront soignés dans une clinique privée aux frais de l’État ».
Mais cela ne s’est pas encore concrétisé. Les patients doivent encore payer la facture. Selon le secrétaire général de l’Union des médecins libéraux spécialistes (UMSL), le coût d’hospitalisation pour COVID-19 dans les cliniques privées est d’environ 45 000 dinars (16 375 $) par patient. Certaines familles ont dû vendre leurs biens et avoirs pour sauver leurs proches. Les plus pauvres tentent de se soigner seuls à la maison en utilisant l’automédication et la médecine traditionnelle. Par conséquent, beaucoup arrivent trop tard dans des hôpitaux souvent bondés et insalubres. Étant donné que le COVID-19 affecte la fonction pulmonaire, l’oxygène est un traitement crucial [en] pour de nombreux patients. Mais à mesure que les cas de cette maladie augmentent, de nombreux patients tunisiens se tournent vers un marché noir non réglementé pour en acquérir, et les médias sociaux sont devenus des lignes d’appel à l’aide au nom de nombreux malades afin de se procurer des fournitures médicales.
Vaccins et manque de confiance dans les autorités
Des traitements à des prix prohibitifs, des patients hors du système et un secteur privé travaillant seul en parallèle signifient que les chiffres officiels sont probablement sous-estimés et ne représentent qu’une fraction de la réalité. Devant ce déluge d’anecdotes personnelles qui s’accompagne d’une pénurie de données fiables, la lutte à l’aveuglette contre le COVID-19, sans informations rigoureuses, ne fera que compliquer la réponse du public.
La campagne de vaccination a démarré en mars avec plus d’un mois de retard. La Tunisie a reçu des vaccins par le biais du programme COVAX de l’Organisation mondiale de la santé, ainsi que de la Russie, des États-Unis et de Chine, et vise à vacciner plus de la moitié de la population d’ici la fin de l’année. Une plateforme en ligne, evax.tn, a été créée pour permettre aux personnes de s’inscrire pour se faire vacciner. Mais le pessimisme général et la méfiance envers les autorités ont ralenti la vaccination.
Pour réussir ce que l’UNICEF a décrit [en] comme « une des plus grandes entreprises de masse de l’histoire de l’humanité », il faudra une mobilisation et une solidarité locales générales engageant la société civile locale, le secteur privé et les chefs religieux. Au niveau mondial, le partage de vaccins, d’équipements médicaux et de protection, ainsi que la distribution de tests à faible coût, devraient être une priorité pour les pays riches. Car finalement, nous sommes tous dans le même bateau, et ce n’est qu’en unissant nos efforts que nous pourrons surmonter cette crise sans précédent.
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J’ai traduit de l’anglais ce billet de la tunisienne Saoussen Ben Cheikh pour globalvoices.org qui l’a publié le 17 juin 2021. Saoussen est directeur de projet dans un programme Closed States soutenant la liberté d’expression dans les contextes les plus difficiles de conflit, de pauvreté et de répression. Elle est diplômée de l’université de Nice, France.