L’auteure de ces lignes est Bilguissa Diallo, fille de Thierno Ibrahima Diallo, connu sous le nom de Commandant Diallo, qui faisait partie des organisateurs de l’opération Mar Verde, sur invitation de David Soumah.
Outre Mar Verde d’où est tiré ce billet, Bilguissa Diallo, qui vit en France, a écrit Diasporama (et un livre jeunesse, N’Deye, Oury et Jean-Pierre vivent au Sénégal et elle a co-écrit plusieurs autres livres. |
J’ai choisi de me pencher sur l’opération Mar Verde, le nom de code donné à ce qui est connu internationalement comme l’agression portugaise contre la Guinée, soit la tentative de coup d’état avortée du 22 novembre 1970.
La Guinée était alors dirigée d’une main de fer par Sékou Touré depuis octobre 1958, après qu’elle ait refusé le projet de Communauté Française proposé par le général De Gaulle. Cet acte fondateur pour l’histoire du pays avait rendu célèbre le tribun pour son refus du colonialisme, faisant de lui un héros international. Portant sur ses épaules l’espoir de tout un continent, le dirigeant à l’ambition démesurée a progressivement précipité ses concitoyens dans un destin dramatique, chaotique, rythmé par les assassinats politiques et le démantèlement structurel du pays.
Le 22 novembre 1970 est une date-clé de l’histoire du régime Sékou Touré. Enfin un complot avéré pour une fois, l’événement servira de justification à l’hystérie et à la multiplication des exécutions sommaires de milliers de Guinéens. A ce jour, personne en Guinée ne s’est réellement penché sur l’origine et le déroulement de cette opération, sur la personnalité de ses protagonistes, sur l’identité des «mercenaires ».
Les Guinéens célèbrent chaque année la victoire de la Révolution sur les envahisseurs impérialistes… Et si ces mercenaires étaient des patriotes ? Pourquoi se sont-ils embarqués dans ce fiasco ? Quelles étaient leurs motivations… qui les a entraînés dans cela, pourquoi et qu’est-ce qui explique le résultat calamiteux ?
Cette histoire me touche à plus d’un titre. Si elle s’était déroulée autrement, je ne serais probablement pas en train d’écrire ces lignes… et pour cause, mon père y a participé et aurait pu être au nombre des fusillés. Il figurait sur la liste des condamnés à mort par contumace du régime de l’époque. Cet officier guinéen retraité de l’armée française faisait partie des organisateurs de l’opération, il se nommait Thierno Ibrahima Diallo et était communément appelé le Commandant Diallo. À partir de 1966, le FLNG (Front de Libération Nationale de Guinée, mouvement d’opposition au régime de Sékou Touré), en la personne de David Soumah, s’était rapproché de mon père pour qu’il prenne part à la lutte contre le régime en vigueur alors. Son expérience militaire pouvait être mise à profit pour changer le cours de l’histoire. Mon père s’est alors investi corps et âme dans ce combat, et ne cessera qu’à la mort de Sékou Touré en 1984.
Ainsi, lorsque j’entends parler de ces traîtres, de ces mercenaires agissant au service des puissances occidentales, ma réaction oscille entre la consternation et le dépit. Tout cela jure avec l’amour que mon père et ses compagnons de lutte portaient à la terre qui les avaient vus naître, cela jure avec les propos que j’entendais dans mon salon pendant mon enfance, avec la nostalgie qui rongeait ces hommes alors sans patrie. Cette image de pantins amoureux du colonialisme est grotesque, parce qu’elle nie tout simplement la volonté propre de ces hommes, leur capacité d’organisation et d’auto- détermination, leur courage, leurs idéaux et leurs ambitions aussi. On ne prêterait donc pas à ces hommes la force de décider seuls de mettre en œuvre une telle opération et de chercher l’aide matérielle là où elle se trouve. Ils ne seraient que des complices… des outils, des instruments.
Cette vision est finalement très colonialiste !
Bien entendu, ces hommes n’étaient pas parfaits, loin s’en faut. Comme tout être humain, ils pouvaient être intéressés, ambitieux, influencés, corruptibles et même corrompus pour certains.
C’étaient des hommes et au moins, ils ont eu le courage d’essayer de casser la spirale meurtrière folle dans laquelle ce pays était englué. On ne saura jamais ce qu’ils auraient fait du pays s’ils avaient réussi leur coup, tout comme personne ne saurait dire si Lumumba ou Sankara seraient restés de grands hommes s’ils avaient vécu.
Cependant, je m’interroge sur la perception générale que les Guinéens ont de ces hommes : Quel est ce pays incapable d’honorer les seuls ressortissants qui, au lieu de jouir tranquillement de leur exil parfois doré, décident d’aller jouer leur vie pour le salut de leurs frères guinéens ? Sachant le risque qu’ils courraient en cas d’échec et cela s’est vérifié d’ailleurs… Quel est ce pays, qui s’intéresse si peu à son histoire moderne, que l’on peut au quotidien bafouer la mémoire de milliers de morts qui réclament justice ? Je parle de ceux qu’on a tués sous le prétexte fallacieux de participation à cette opération (alors que tout prouve qu’ils n’avaient rien à voir avec tout ça), de ceux qu’on dénigre encore pour avoir tenté de faire ce qu’ils pouvaient pour libérer leur patrie du joug d’un tyran, je parle aussi des innocentes victimes des purges sanguinaires ayant émaillé les 26 ans du régime Sékou Touré ?
Comment les Guinéens ont-ils pu laisser Lansana Conté baptiser le palais présidentiel SékouToureya (chez Sékou Touré) ? Alors que les pendus, les fusillés, les disparus, les affamés, les torturés, les milliers d’infortunés qui ont eu le tort de naître au mauvais endroit et à la mauvaise époque réclament une simple sépulture décente ? Quel a été le génie de ce régime pour qu’il arrive si manifestement à anesthésier le pouvoir de rébellion de tout un peuple ? Et enfin, comment un président qualifié de démocrate, peut expliquer au monde, qu’il va reprendre le pays là où l’a laissé Sékou Touré, cela sans provoquer la moindre réaction… lui, un ancien « opposant » ?
Je suis moi-même une « Diaspo »… je suis d’origine guinéenne et née en France, j’y vis depuis lors et je pourrais ne pas me préoccuper de toutes ces questions. Seulement, j’entretiens avec feu mon père, une relation qui perdure au-delà de sa disparition naturelle, survenue le 23 octobre 1990, suite à un cancer… Malgré de multiples tentatives, Sékou ne l’aura pas eu, l’ennemi est venu de l’intérieur ! Ainsi pour sa mémoire, par respect pour le sacrifice qu’il était prêt à faire et par volonté de vérité et de justice, j’entends aujourd’hui donner une autre version de cet événement, pour tous ceux qui s’intéressent à cette page sombre et fondatrice de l’histoire guinéenne. J’entends humaniser l’image de ces « mercenaires, ces suppôts de la 5ème colonne, ces dévots de l’impérialisme et du capitalisme ».
Même si mon avis est nécessairement partial, mon but n’est pas de réhabiliter mon père (nul besoin d’ailleurs, il repose en paix, il a fait ce qu’il a pu et ceux qui l’ont connu ont un immense respect pour lui). Je cherche plutôt à apporter aux Guinéens d’aujourd’hui, qui ignorent peut-être tout de cette histoire, le fonds d’archives dont je suis dépositaire, et à étayer les faits de preuves, à croiser les versions, ajouter les témoignages des survivants et ainsi, analyser ces événements avec le recul de 42 ans. Etant journaliste, j’espère réussir à étudier ces faits avec la distance nécessaire à l’importance que revêt ce travail de mémoire…
J’espère enfin, que les descendants des victimes des purges de 1971 qui auront accès à cet ouvrage comprendront que tous les Guinéens sont collectivement les victimes de ce régime. Malgré le lourd tribut qu’a généré cette agression, il serait illusoire de penser que Sékou Touré aurait épargné ceux qui furent tués en 1971. Au vu du triste palmarès sanguinaire du régime, seul le calendrier des exécutions en aurait été modifié. Tous ceux que Sékou Touré trouvait dangereux et qui étaient à sa portée, ont été exécutés dès qu’une occasion s’est présentée, ses amis compris. Il aurait juste trouvé un autre mobile. Ainsi, plutôt que de reprocher les actions de ceux qui ont tenté d’infléchir l’histoire au péril de leur vie, j’espère que les héritiers de cette triste épopée sauront avoir un peu d’indulgence envers certains de ces idéalistes qui furent prêts au sacrifice suprême pour le bien collectif et qui ont, pour la majorité d’entre eux, payé très cher leur audace.