Étant né d’une femme qui n’avait même pas 16 ans, vivant loin de sa maman et de ses soeurs, dans un pays où l’espérance de vie n’atteignait pas les 40 ans, j’ai eu la chance de vivre jusqu’à cet âge. Lorsque j’étais dans mes 20 ans, je priais Dieu de me donner la vie jusqu’à 75 ans, en bonne santé. Malgré des abus dont je suis le seul responsable, j’y suis arrivé, tout compte fait, en bonne forme. Je peux monter les escaliers de ma résidence de vacances en courant sans m’essouffler jusqu’au troisième étage. Souvent, des personnes que je rencontre ont des difficultés à croire à mon âge. Elles me donnent même jusqu’à 10 ans de moins.
J’ai commencé l’école française après l’école coranique, à l’âge de 10 ans. J’ai pu obtenir deux diplômes universitaires, un certificat en journalisme et un diplôme en gestion des entreprises, spécialité marketing. J’ai en outre, appris 8 langues, en plus de ma langue maternelle.
Tout ceci m’a permis de faire une carrière aux Nations unies, dont je suis entièrement satisfait, qui me garantit à vie un niveau de vie à l’abris du besoin, partout où je décide d’aller dans ce monde. J’ai été dans environ 75 pays, soit pour des raisons professionnelles soit pour des vacances, les derniers où j’ai mis les pieds, au cours de ces deux dernières années: l’Ouganda, les Émirats arabes unis, les Philippines, Hong-Kong, l’Indonésie, le Vietnam, l’Arabie saoudite, la Malaisie, Singapour, l’Italie et la France.
Grace au soutien de ma femme, j’ai pu donner une solide éducation à mes enfants et je suis grand-père de deux charmantes demoiselles.
Il y a 3 ans, j’ai délivré l’interview ci-dessous à Davide Galati en italien, traduit en français par Claire Ulrich, publiée sur globalvoices.org, qui retrace une partie de mon parcours.
Abdoulaye Bah, une vie digne d’être vécue
Abdoulaye, tu es originaire de Guinée Conakry : quand es-tu arrivé en Italie ? Décris-nous ton expérience d’immigré clandestin en Italie.
J’ai justement fêté en avril dernier le cinquantième anniversaire de mon arrivée en Italie, à Florence, pour étudier. Ce n’est pas à cette occasion là que j’ai vécu clandestinement en Italie. Mais peu de temps après mon arrivée, mes papiers sont arrivés à échéance et j’ai vécu en clandestin. La vie d’un étudiant sans bourse d’étude était difficile, mais la politique d’immigration italienne à l’époque ne contenait pas toutes les mesures xénophobes d’aujourd’hui.
Malgré l’aide de nombreux amis, j’ai connu la faim, au point d’avoir des vertiges lorsque j’ai passé mon premier examen à l’université. Heureusement, l’archevêque de Florence, S.E. Ermenegildo Florit, alerté par le maire Giorgio La Pira, m’a donné la possibilité de prendre mes repas à la cantine de Caritas et de dormir à l’hôtel des pauvres.
Alors, quand es-tu entré clandestinement en Italie ?
Après la fin de mes études à Florence, en 1967 : j’ai obtenu mon diplôme en statistiques, j’ai suivi un cours de spécialisation, puis je suis parti pour Paris où je voulais travailler pour avoir de quoi acheter un billet d’avion et retourner ainsi dans mon pays. Quand mon père l’a appris, il est venu me voir pour me déconseiller de rentrer en Guinée, où la dictature était devenue féroce, avec des dizaines de milliers d’arrestations et des massacres d’innocents, en particulier des intellectuels de notre ethnie.
Je n’avais pas de papiers, il n’était pas facile d’obtenir un visa pour revenir en Italie. J’ai pris le train Paris-Rome le lendemain de la mort de Che Guevara, le 9 octobre 1967. Arrivé à la frontière, à Vintimille, quand j’ai entendu les policiers qui effectuaient des contrôles, je suis entré dans les toilettes en laissant la porte ouverte et en m’accrochant aux parois au-dessus de la cuvette des WC. Quand les douaniers sont entrés, ils ont regardé à l’intérieur sans me voir et ont refermé la porte. C’est de cette façon que j’ai réussi à revenir en Italie.
Un prêtre qui venait de fonder l’UCSEI [Bureau central des étudiants étrangers] m’a embauché comme rédacteur pour 20 000 Lires d’alors par mois, ce qui me permettait de payer le loyer de ma chambre. Il a réussi à me trouver des petits boulots pour gagner un peu plus d’argent. J’ai résumé et traduit des biographies de scientifiques, en particulier pour l’Académie pontificale des sciences, puis j’ai travaillé comme consultant en relations publiques pour l’IRI dans son service de coopération internationale.
Ton pays est majoritairement musulman : tu nous a dit t’être marié au Vatican. Comment cela se fait-il ?
En Guinée, la pratique de la religion est basée sur la tolérance. Enfant, j’ai passé beaucoup de temps avec mon grand-père, qui était un chef religieux important et qui est mort à La Mecque. J’ai suivi beaucoup de ses prêches, qui étaient pleins de piété. Après l’école primaire, mon père m’a payé des études dans un lycée tenu par des prêtres, le meilleur de la Guinée.
Etant donné le contexte dans lequel s’est formée ma personnalité, la différence entre religions n’a jamais été un problème pour moi.
En 1969, quand j’ai rencontré mon âme-sœur et que nous avons décidé de nous marier, je ne pouvais obtenir aucun document auprès de mon pays. Je vivais sans papiers en Italie. Je ne pouvais pas fournir le dossier nécessaire pour un mariage civil à la mairie. Don Remigio Musaragno, le directeur de l’UCSEI, m’a alors proposé de me marier au Vatican. La réglementation du Vatican sur les mariages mixtes publiée le 18 mars 1966 exigeait seulement quelques garanties sur ma situation de célibataire – y compris dans mon pays -, le respect de la religion de mon épouse, la promesse de ne pas m’opposer à l’éducation religieuse catholique de nos enfants et que je reconnaisse l’indissolubilité d’un mariage célébré à l’église.
Dans les grandes lignes, j’ai respecté mes engagements, nous sommes toujours mariés et je n’ai pas fait obstacle à l’éducation catholique de nos enfants. L’aîné est même entré dans le tiers-ordre franciscain, le 7 avril dernier, alors que le second est agnostique. Moi, je suis devenu militant du Parti Radical italien.
Tu peux nous en dire plus sur ton fils qui est entré dans le tiers-ordre franciscain ?
Dans tous les pays où nous avons vécu, mon épouse et mes trois fils ont toujours pratiqué la religion catholique. Par ailleurs, nous avons toujours reçu des prêtres chez nous, tant à Adis Abeba, mon premier poste aux Nations Unies, qu’à Vienne, en Autriche, où nous avons vécu très longtemps.
A Vienne, j’ai tenté de leur enseigner également les rudiments de la religion musulmane pour leur permettre de choisir entre islam et catholicisme. Mais l’enseignement de l’islam est difficile en Europe, parce qu’il faut apprendre à lire et écrire l’arabe : nous avons alors demandé à des étudiants nord-africains qui étudiaient à Vienne de leur en enseigner les bases.
Quand les enfants ont décidé de se faire baptiser, Ahmed, l’aîné, ne voulait pas le faire pour ne pas me laisser seul dans la religion musulmane. Nous lui avons expliqué que ce n’était pas la peine, car je ne pratiquais aucune religion. Alors seulement il s’est fait baptiser. De retour à Rome, et alors qu’il a un métier, il a commencé à fréquenter une communauté franciscaine et à faire du bénévolat pour Caritas, où il a découvert sa vocation.
Dans tes rapports avec l’église catholique, il y a aussi ta participation au tournage du film “Habemus Papam” de Nanni Moretti : comment cela s’est-il passé, et quel rôle as-tu interprété ?
C’est une pure coïncidence. Quand le metteur en scène préparait le film, il recherchait des immigrés d’un certain âge venant du monde entier. Malheureusement, quand le tournage a commencé, je suis tombé malade et j’ai participé à peu de scènes. J’étais à la gauche de Michel Piccoli. J’interprétais le cardinal de Zambie. Je n’ai jamais rêvé de faire du cinéma, même si j’ai eu la chance de participer à des films de metteurs en scène célèbres comme Federico Fellini et Gillo Pontecorvo, dans les années 60, dans les studios de Cinecittà et ceux de De Laurentiis.
Comment as-tu découvert Global Voices et quel rapport y a-t-il entre GV et ton engagement parallèle de blogueur sur http://konakryexpress.wordpress.com ?
Un soir de décembre 2008, j’étais alors à la retraite, pour ne pas me disputer avec ma femme sur le choix du programme de télé, je me suis mis à chercher une activité bénévole sur Internet. Parmi les sites que j’ai visités, il y avait Global Voices. J’ai lu quelques posts et cela m’a plu. J’ai pris immédiatement contact avec Claire Ulrich, la responsable du groupe francophone, et j’y suis entré.
Je n’avais jamais eu aucune activité de blogueur auparavant. Je ne savais même pas ce qu’étaient ou signifiaient Facebook, Twitter, netcitoyen, médias citoyens, un blog, ou un post. Mon unique activité sur internet était le Forum de l’association des victimes de la dictature dans mon pays. Je suis devenu blogueur grâce à la patience de la responsable qui m’a aussi aidé à créer le blog Konakry Express [fr], né pour diffuser des informations sur les graves atteintes aux droits humains en Guinée lors des émeutes du 28 septembre 2009.
Quelle est la relation entre ton activité de blogueur et ton engagement politique avec le Parti Radical ?
J’ai vécu 1968 en Italie, j’ai suivi et participé à beaucoup de manifestations de jeunes : décolonisation de l’Afrique, lutte contre l’apartheid, dénonciation de la guerre au Vietnam, lutte contre la ségrégation raciale aux Etats-Unis. Ces thèmes, sur lesquels le Parti Radical a été en première ligne en Italie, ne pouvaient que m’impliquer : de la lutte pour le droit à l’avortement, au divorce, jusqu’à celle contre la faim dans le monde. Dans les années 90, c’est encore grâce aux initiatives du Parti Radical qu’à eu lieu la création de la Cour Pénale Internationale, le débat pour un moratoire de la peine de mort au niveau mondial ou la mobilisation contre les mutilations génitales féminines.
Ma sensibilité aux droits humains est le fruit de l’expérience vécue dans mon pays et durant des missions pour la paix auxquelles j’ai participé, dans des pays où ces droits étaient violés, comme au Cambodge, en Haïti et au Rwanda. A travers mon activité de blogueur, je chercher à écrire ou à traduire des posts sur ces thèmes, qui me tiennent à cœur.
A ce propos, quelle est selon toi la situation en Guinée aujourd’hui ?
En 2010, Alpha Condé, un intellectuel qui fut professeur de droit à la Sorbonne a été élu Président. Beaucoup de citoyens s’attendaient à ce que les choses s’améliorent, mais malheureusement, c’est le pire président que le pays ait eu jusqu’ici, pour les fractures que sa politique créé entre les ethnies. Des personnes accusées de crimes contre l’humanité figurent dans son gouvernement, pas seulement celles accusées par les ONG internationales et l’ONU, mais aussi par la justice guinéenne, et pourtant, elles restent aux mêmes postes à responsabilités qu’elles occupaient quand elles ont commis ces actes et elles ont même obtenu des promotions. Il aurait fallu organiser des élections quelques mois après la présidentielle, mais on ne parvient pas à trouver un terrain d’entente entre le gouvernement et l’opposition. Je ne suis pas optimiste pour le futur. [A ce sujet, lire cet interview d’Abdoulaye.]
PS: cet entretien se conclut sur une note amère. Voici quelques jours, Abdoulaye a été victime d’une agression raciste dans un restaurant italien de Nice. Lire ici [fr] son témoignage. Nous savons par ailleurs qu’il compte s’adresser à SOS Racisme pour être assisté dans le dépôt d’une plainte. Le groupe italien lui témoigne toute sa solidarité.