L’agression du 22 novembre 1970 a été un prétexte abusivement exploité pour organiser, à travers tout le pays, une campagne hystérique à l’appui le massacre d’innocents citoyens.
D’ailleurs, le secrétaire général du Parti, Sékou Touré; n’aimait-il pas rappeler souvent l’adage selon lequel : « à quelque chose, malheur est bon ! ». L’occasion était bonne, et profitant d’une solidarité nationale, africaine et intemationale, largement exprimée face à l’invasion portugaise, le pouvoir politique eut beau jeu de liquider tous les gêneurs, les opposants, les adversaires réels, potentiels ou mêmes imaginaires du régime. Le tout fut consommé avec une rare cruauté.
Des milliers de victimes tombèrent sans savoir pourquoi elles mouraient. Les détenus anciens et nouveaux ainsi que les collaborateurs ou assimilés ont été froidement massacrés.
On tuait aux frontières ; on pendait dans toutes les régions ; on tuait en secret dans les prisons ; on torturait ; on tuait à coups de botte, de matraque, de fouet, de décharges électriques, de privation systématique de nourriture – « la diète noire ». On tuait partout et pour un rien !
On exécutait par armes automatiques au pied du mont Gangan et à Séguéya où les populations étaient continuellement sur le qui-vive. Les exécutions étaient de plus en plus fréquentes, de plus en plus massives.
Les habitants des quartiers périphériques, à la lisière des champs d’exécution du mont Gangan, de Farhabé et de Fissa, terrorisés et traumatisés par les concerts de hurlements et de vociférations qui précédaient les crépitements des armes, ont fui pour d’autres zones plus tranquilles, abandonnant habitations et vergers.
A la Maison centrale de Kindia, on tuait par le fouet, par la matraque et par les balles.
La mort sous le fouet
Après l’agression, bon nombre d’anciens détenus avaient tenté de fuir, de se cacher pour échapper à la violence des responsables ; certains se sont perdus dans leurs tentatives. Ils ont été « ramassés », confondus, assimilés aux mercenaires ou aux collaborateurs et évacués pêle-mêle à Kindia.
Ces malheureux, dans une totale nudité, étaient ligotés, les coudes se touchant dans le dos, les genoux attachés et repliés au niveau des coudes.
Après plusieurs jours de « diète » et toujours dans cet état, on les sort, un jour, vers 10 heures, on les couche sur la dalle de béton de la cour dont la température monte progressivement du fait de la chaleur.
Vers midi, une horde excitée de malabars, tous prisonniers de droit commun, est lâchée par le régisseur. A l’occasion, on a installé en plein air un tabouret sur lequel sont déposées des friandises, du tabac et des allumettes pour ces tueurs, ces bourreaux à gages.
De solides nerfs de boeuf, des lanières tranchées de caoutchouc, sont mis à leur disposition et chacun est chargé de mater, de mater toujours plus fort ceux qu’on appelle les « ennemis du pays ».
Au préalable, les victimes sont arrosées de crésyl et on leur enduit le corps, tout le corps de sable; elles sont enfin livrées dans cet état à leurs bourreaux; les coups commencent pleuvoir sans cesse jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Si, au départ, les hurlements et les vociférations parviennent à couvrir les claquements des coups de fouet, à la longue, ils s’atténuent ; et on finit par ne plus entendre que les coups ; des bouches s’ouvrent mais n’émettent plus aucun son. Abominable…
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Le bourreau lui-même transpire à grosses gouttes. L’un après l’autre, les suppliciés rendent l’âme. On ricane, on dit :
« Il s’est libéré, il peut se reposer !
A l’époque, le détenu était rien moins qu’un animal et il était traité comme tel.
Un de ces malheureux, dégoulinant de sueur, après un vigoureux effort, tente d’atteindre avec sa langue une minuscule flaque d’eau. D’un bond, un sbire s’approche, lui écrase la bouche avec la semelle cloûtée de son brodequin…
Le bourreau à gages qui a le premier réussi à tuer est présenté comme un héros, les poings fermés levés vers le ciel, jubilant, fier comme Artaban ; il peut désormais aller vers le tabouret et se servir à sa guise des friandises de son choix. Le salaire de la cruauté et de l’ignominie…
Après un moment de repos, on lui livre sa seconde victime et il « s’y mettra » encore, le coeur tout aussi léger. C’est l’hystérie généralisée !
Ces séances étaient fréquentes à la Maison centrale de Kindia. Les cadavres ligotés, parfois avec des câbles, étaient traînés dédaigneusement, comme de la répugnante charogne pour être entassés, de chaque côté de nos portes où ils devenaient la proie des essaims de mouches bleues. Quelques rares fois, une vieille natte était négligemment jetée sur leurs dépouilles mortelles.
On disait que ces hommes ne méritaient pas les précieuses balles commandées par le Parti ; le fouet leur suffisait !
La mort sous la matraque
Après la remise en ordre opérée par le capitaine Siaka Touré, dans la salle no. 4 avaient été regroupés ensemble tous ceux d’entre nous qui avaient tenté de fuir. Ensuite, tous ceux qui, par calcul ou ignorance, avaient été utiles aux mercenaires pour leur avoir fourni quelque indication ou renseignement et enfin les Balantes. Ces derniers, extradés de leur pays par leurs propres dirigeants, avaient été livrés au P.D.G., pieds et poings liés.
Tous les détenus de cette salle, bouclée en permanence, étaient soumis au régime de la privation totale de nourriture. Les pleurs, les vociférations, Ies gémissements déchirants traumatisaient tout le camp de concentration.
La nuit, généralement à partir de 23 heures, une équipe composée d’une demi-douzaine d’hommes en treillis se glissait furtivement dans la salle, matraque en main. Une forte et déprimante clameur s’élevait aussitôt, redoublait d’intensité et quelques moments aprés, c’était l’accalmie.
Le bruit des coups qui étaient administrés aux détenus sans force, parvenaient, malgré la distance, jusqu’aux occupants de notre salle. C’était l’enfer.
Mission accomplie, les bourreaux en quittant la salle, jettent des coups d’oeil à gauche et à droite, disparaissent sur la pointe des pieds : ni vus, ni connus, ni entendus.
Le soir du lendemain, entre 19 et 20 heures, comme des charognes, les corps sont jetés dans des camions pour la fosse commune.
Les fusillades
Cette pratique de la mort violente était la plus courante.
Le peloton d’exécution ne chômait pas ; les prisonniers de droit commun furent d’abord chargés de creuser les fosses communes mais, par la suite, les engins mécanisés durent entrer en action et sans arrét pour parachever la besogne.
A partir de janvier 1971, les enlèvements pour la fusillade devenaient aussi fréquents que massifs. Les préparatifs étaient bien connus. Entre 15 heures et 16 heures, liste en main (il la consulte fréquemment), le chef de poste regroupe des détenus dans une cellule ou dans une salle, selon leur nombre. On sent un certain énervement chez les hommes de garde dont on suit aisément les va-etvient, les dialogues. Sur la table du chef de poste une grosses pelote de ficelle est déposée. Pendant que les uns coupent la ficelle en morceaux de près de 2 m et mettent en ordre les bouts, d’autres nettoient les lampes-tempêtes, font le plein des réservoirs, tandis que le chef de poste change les piles des lampes-torches…
Le premier détenu qui voit ces préparatifs par le trou de la porte revient rapidement à sa place ; visiblement bouleversé dans toute son assise, il ne souffle mot mais son désarroi est évident ; un autre va voir et en quelques secondes, toute la salle est alertée.
Le moral « tombe aux talons »; un silence de cimetière s’installe.
Qui sera « concerné » ? Chacun souhaite que ce soit le voisin. Les plus courageux (ou simplement les résignés) font déjà leurs adieux à la salle, demandent à être pardonnés pour tout manquement inconsciemment commis à l’endroit d’un camarade. On répète les messages oraux ; les adresses des familles sont précisées à nouveau ; on s’étreint encore dans une profonde émotion.
Le repas — notre plat de riz blanc — servi entre 18 h et 19 h n’est pas mangé. On fait sa prière, la mort dans l’âme. On se couche, pas pour dormir mais pour méditer, sinon pour mieux pleurer en secret sous sa couverture à l’abri des yeux indiscrets.
Quand toute la Maison centrale est plongée dans le silence et l’obscurité, vers 2 heures du matin, d’un « clac » que l’on veut discret, la porte s’ouvre.
Comme dans un mouvement d’ensemble parfait, les 40 ou 50 pensionnaires de la salle se retrouvent sur leur céans, les yeux anxieusement tournés vers la porte.
La lumière vive de la lampe torche balaie les deux rangées de couchettes.
Le chef de chambrée est appelé.
J’arrive prestement. On me pose la question de savoir si « Untel est là ? » L’intéressé répond lui-même :
— Oui, présent !
Le geôlier enchaîne :
— Viens, mais surtout ne prends rien du tout. C’est inutile.
Devant la porte, dans le noir, des solides sbires attendent que l’appelé mette le nez dehors.
A pas lents, sous les regards émus de ses compagnons, le détenu traverse la salle. Une fois dehors, pris dans l’étau d’acier de deux bras vigoureux, des gémissements et des pleurs lui échappent. Il se sent perdu.
Son sort est désormais connu.