Éthiopie : non aux discours haineux, pas à la liberté d’expression

Note de l’éditeur: Cet article de M. Samuel Gebre, journaliste basé à Addis-Abeba et à Abidjan travaillant en Afrique de l’Est et de l’Ouest, est repris grâce à un partenariat entre Global Voices et l’IFEX. Lisez l‘article original ici.

[Tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndlt]

La prolifération des “discours haineux” et des fake news est devenue un phénomène mondial, et l’Éthiopie ne fait pas exception — mais une nouvelle mesure législative pour mettre un frein à ce fléau pourrait faire plus de mal que de bien.

Il y a fort à craindre que la nouvelle loi éthiopienne sur les discours haineux et les fake news étouffe la liberté d’expression et replonge l’Éthiopie dans son passé répressif.

M. Befekadu Hailu, co-fondateur du collectif de blogueurs Zone 9 et lauréat 2019 du prix Writer of Courage de PEN International, a été directement confronté au passé répressif de l’Éthiopie; il a été emprisonné quatre fois en vertu de la loi antiterroriste du pays.

M. Hailu se méfie du nouveau projet de loi :

Le discours haineux est un gros problème en Éthiopie. Je pense qu’essayer de réguler le discours par des lois dans le contexte éthiopien le rend encore plus dangereux.

Le projet de loi “pourrait vraiment menacer la démocratie”, ajoute-t-il.

Le gouvernement affirme que l’objectif de la loi sur les discours haineux et les fake news est de “lutter contre l’érosion de la cohésion sociale, de la stabilité politique et de l’unité nationale du pays”. La législation propose une peine d’emprisonnement maximale de cinq ans.

Mais de quoi parle-t-on exactement quand on parle de “discours haineux”? Nous pensons tous que nous savons ce que c’est et ce que n’est pas, et que nous le reconnaîtrons quand nous le verrons. Et nous pouvons imaginer à quel point cela peut être dangereux et toxique. Pourtant, lorsque ce terme est utilisé pour décrire un discours qui est exclu des protections de la liberté d’expression et soumis à de graves sanctions légales, il peut être utilisé abusivement par les personnes au pouvoir et provoquer un refroidissement de l’expression critique plus généralement. C’est bien là le problème.

ARTICLE 19, une organisation britannique de défense des droits humains, dispose d’une ressource utile (pdf) qui explique la façon d’identifier des discours haineux et de les contrecarrer.

“L’un des problèmes est que [la définition] des types de discours criminalisés par ces lois sont souvent vagues et trop larges, ce qui non seulement crée des difficultés pour les gens qui ne savent pas comment rester du bon côté de la loi, mais facilite également les usages abusifs”, déclare Mme Laetitia Bader de l’organisation non gouvernementale Human Rights Watch. “Cela est particulièrement inquiétant étant donné l’histoire très récente du pays, où l’usage de lois vagues et trop larges à des fins répressives contre la dissidence et les discours légitimes est monnaie courante”. 

M. Berhan Taye, analyste principal chez Access Now, une organisation de défense des droits humains en ligne, soutient que ces évaluations doivent être basées sur des preuves. “Le travail de recherche auquel on se réfère actuellement pour justifier cette loi a été publié en 2015, lorsque le paysage politique du pays était très différent.”

Le gouvernement éthiopien était connu pour les arrestations arbitraires de militants, de journalistes et de dirigeants de l’opposition au cours des trois dernières décennies. L’Éthiopie fermait régulièrement Internet sans explication. Ce n’est que depuis un an et demi, sous la houlette d’un nouveau Premier ministre, que des réformes politiques rapides sont intervenues. Des milliers de détenus politiques et de journalistes ont été libérés. Des militants et des politiciens exilés ont été invités à participer au débat politique local.

M. David Kaye, rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à la liberté d’opinion et d’expression, a invité le Parlement éthiopien à accélérer l’abrogation et le remplacement du processus initié par “la Loi relative à la lutte contre le terrorisme, qui a été tant décriée“.

Préoccupations liées à la violence

Alors que l’espace politique s’est ouvert, les cas de discours haineux et de désinformation ont augmenté. La récente vague de violences ethniques et religieuses qui a eu lieu dans certaines régions d’Éthiopie a provoqué la mort de centaines de personnes, dans un pays tendu et fragmenté. M. Fisseha Tekle d’Amnesty International suggère aux organisations gouvernementales et non gouvernementales (ONG) de s’attaquer aux causes profondes de l’hostilité et des inégalités entre les groupes avant de passer à la législation.

Lire aussi : L’ombre de la coalition au pouvoir plane sur l’épidémie de désinformation qui touche l’Éthiopie

“Au cours des derniers mois, le pays a été confronté à de très graves épisodes de violence communautaire et le gouvernement est, à juste titre, sous pression pour y faire face”, déclare M. Bader, ajoutant que nous ne voyons cependant que peu de preuves que les lois criminalisant le discours haineux atteignent leur objectif déclaré et elles ont souvent été dévoyées.”  

S’exprimant plus tôt cette année, M. Abiy Ahmed, Premier ministre éthiopien et ancien chef de l’INSA, l’agence éthiopienne de cybersécurité, a fermement insisté sur l’utilisation “constructive” et éducative des médias sociaux, avertissant qu’il n’y avait pas de place pour des plateformes qui détruiraient le pays.

Ces derniers mois, la violence a éclaté lorsque M. Jawar Mohammed, un activiste influent qui dirige l’Oromia Media Network, qui compte 1,7 million de followers sur Facebook, a annoncé que l’État lui avait retiré son personnel de sécurité, mettant sa vie en danger. Les jours suivants, des maisons et des lieux de culte ont été détruits et 86 personnes ont perdu la vie.

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Le projet de loi a été approuvé par le cabinet quelques semaines plus tard.

Après des entretiens avec la société civile et des représentants du gouvernement début décembre, M. Kaye a averti que le projet de loi menaçait la liberté d’expression. “Telle qu’elle est actuellement conçue, elle pourrait renforcer plutôt qu’apaiser les tensions ethniques et politiques”, déclare-t-il.

L’Éthiopie tiendra des élections générales à la mi-2020.

“Il semble évident que le projet de loi est politiquement motivé”, a déclaré M. Helefom Abraha, chercheur au département de Politique d’Information et Gouvernance à l’Université de Malte, qui travaillait auparavant à l’INSA en tant que chercheur en cyber-droit et politique en Éthiopie. Il a fait valoir que l’Éthiopie avait déjà une loi sur la criminalité informatique et une autre sur les médias de masse qui, si elles étaient mises en œuvre, pourraient limiter les discours haineux et la diffusion des fake news.

“Je sais qu’il pourrait y avoir des mécanismes pour résoudre ce problème en utilisant le droit pénal existant”, a déclaré M. Elias Meseret, un éminent journaliste éthiopien qui a abordé la question des fake news.

Le paysage des médias sociaux est un espace encore plus risqué pour les femmes, où la violence à leur encontre est fréquente, généralement sans que cela soit pénalisé. La violence sexiste en ligne contre les femmes et les minorités sexuelles est omniprésente en Éthiopie.

“Alors que de nombreuses femmes éthiopiennes l’utilisent comme un outil pour établir des liens et s’exprimer, cela peut aussi être dangereux. De nombreuses femmes se plaignent d’être harcelées et stigmatisées sur les plateformes de médias sociaux. Parfois ce comportement exacerbe ou aggrave le harcèlement auquel elles sont confrontées au quotidien en Éthiopie”, a déclaré Mme Haben Fecadu, militante d’Amnesty International.

M. Taye n’a pas confiance dans les autorités du pays, notant leur réticence à enquêter sur les violences basées sur le genre hors ligne, sans parler de celles qui sévissent en ligne. “Les protections juridiques sont déjà difficiles à garantir pour la personne moyenne, et cela pourrait avoir des conséquences désastreuses pour les femmes éthiopiennes confrontées à la violence – en ligne et hors ligne.”  

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Pas de fin en vue

“La plupart des fake news et des discours haineux sont diffusés en ligne et par des anonymes, ou par des personnes vivant à l’étranger où il n’existe pas de loi contre le discours haineux, il est donc moins probable que cette mesure soit efficace”, a déclaré M. Hailu.

L’Éthiopie a une diaspora politiquement active en Amérique du Nord et en Europe, dont le soutien a poussé le gouvernement éthiopien à entreprendre des réformes en 2018. Il y a également une croissance de la population sachant utiliser Internet dans le pays. On y compte un peu plus de 6 millions d’utilisateurs actifs des médias sociaux et leur nombre augmente rapidement, selon le rapport Global Digital 2019.

“Compte tenu de la numérisation croissante et de la pénétration d’Internet dans le pays, ce problème [de discours haineux et de fake news] ne fera que s’aggraver”, a déclaré M. Abraha.

Alors que le nombre d’utilisateurs des médias sociaux augmente, les entreprises derrière les plateformes doivent assumer davantage de responsabilités, a déclaré M. David Kaye.

Elles ne peuvent pas être de simples spectateurs tout en jouant des rôles aussi importants sur la place publique éthiopienne. Elles font des profits dans différents pays, et ici elles devraient consacrer des ressources au soutien de médias indépendants qui peuvent eux-mêmes contrer les discours haineux. Ce qu’elles devraient faire, c’est créer un fonds – commençons par 10 millions de dollars, une bagatelle pour Facebook et YouTube.

Vers la liberté d’expression

M. Bader n’est pas contre une loi sur le discours haineux en principe, mais fait valoir que le gouvernement a besoin d’une stratégie globale et qu’une telle loi – mieux rédigée – n’en serait qu’une petite partie:

[Le gouvernement] devrait mettre au point des campagnes de sensibilisation du public et les hauts fonctionnaires fédéraux et régionaux devraient parler ouvertement des dangers du discours haineux et de l’importance de la tolérance.

M. Abraha ajoute:

Le gouvernement doit soutenir et promouvoir des initiatives indépendantes pour démystifier les fake news et lutter contre les discours haineux. Il existe des initiatives de vérification des faits, mais elles ne disposent pas de la formation et des ressources appropriées.

“La meilleure façon de lutter contre ces problèmes est de travailler sur l’éducation aux médias et d’ouvrir davantage d’espace, a déclaré M. Messert, qui vérifie quotidiennement les publications sur les réseaux sociaux. Bien qu’il soutienne que le projet de loi pourrait être un outil important pour lutter contre les discours haineux et la désinformation, il a ajouté:

Dans le même temps, je partage la crainte généralisée qu’elle puisse être utilisée pour étouffer les voix dissidentes, comme cela a été le cas avec la loi antiterroriste. Pour éviter cela, la loi devrait être appliquée par un organe judiciaire compétent et ne devrait pas être utilisée qu’aux fins auxquelles elle était destinée.

Le commentaire de M. Messert sur un organe judiciaire compétent trouve une résonnance particulière dans un pays où la méfiance à l’égard du pouvoir judiciaire reste présente. Les arrestations fondées sur cette nouvelle loi pourraient être considérées comme motivées par des considérations politiques et destinées à étouffer les voix dissidentes alors que le pays se dirige vers des élections très importantes en 2020.

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J’ai traduit ce billet de l’anglais en français pour le réseau globalvoices.org qui l’a publié le 2 janvier 2020.

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