Cette interview de l’écrivain guinéen Lamine Kamara, accordée à Florence Morice, a été extraite du livre Memoire collective publié conjointement par l’OGDH, FIDH et RFI à l’occasion des60 ans d’indépendance de la Guinée. Vu la longueur de l’original, je l’ai divisé en deux parties. La première que je partage avec vous aujourd’hui est sur sa première arrestation, la deuxième partie sera publiée le 20 novembre 2019.
Lamine Kamara, écrivain, président de l’association des écrivains de Guinée et ancien ministre, a passé 7 années de sa vie en prison sous le régime de Sékou Touré. Arrêté, torturé et emprisonné une première fois au Camp Boiro le 18 novembre 1961, lors du « complot » dit « des enseignants »1, il est de nouveau arrêté 10 ans plus tard, le 7 juillet 1971. Il retourne d’abord au camp Boiro, puis est rapidement transféré au camp Soundiata Keïta de Kankan, avant de rejoindre en 1972 la maison centrale de Kindia dont il ne sortira qu’en décembre 1977. Lamine Kamara revient dans cet entretien sur ses conditions d’arrestation et de détention. Lamine Kamara a eu 82 ans le 23 avril 2018.
Pendant les mois qui précèdent votre seconde arrestation, vous habitez à Dabola, dans lecentre la Guinée, où vous venez d’être promu Directeur régional de l’enseignement. Vous êtes un jeune fonctionnaire en vue, populaire. Vous entraînez même l’équipe locale de foot-ball. Mais le 7 juillet 1971 vous êtes arrêté. Dans quelles circonstances ?
J’étais arrivé à Conakry deux jours plus tôt, pour participer au cinquième Congrès de la Jeunesse de la Révolution Démocratique Africaine (JRDA). Dans la capitale, le bruit courait déjà que j’allais être arrêté, car j’étais accusé d’être un comploteur.
Quelques amis ont eu le courage de venir me le dire. Certains étaient même surpris que je sois venu. Le Palais du Peuple étant plein, j’ai suivi le discours d’Ahmed Sékou Touré à la radio. Et c’est ainsi que j’ai entendu le président lui-même m’accuser publiquement d’avoir participé à l’agression portugaise du 22 novembre 1970. Nous étions quatre accusés ce jour-là au total. Tous membres du Comité Régional de la Jeunesse de Kankan. J’étais le 4ème sur la liste. Deux avaient déjà été arrêtés. Ahmed Sékou Touré a prononcé mon nom avec une telle conviction dans la voix que si cela n’avait pas été moi, j’aurais été convaincu de la culpabilité de cette personne. J’étais sidéré. L’ami chez qui j’étais a gardé beaucoup de dignité. Il ne m’a pas mis à la porte. Je lui ai dit : « Si je meurs là-bas, dis à mon père que je suis innocent ». Puis nous n’avons plus dit un mot. Tout ce que j’allais dire aurait pu lui être reproché. Je lisais dans son regard la terreur, la pitié. Pour moi, mais aussi pour lui je pense car il s’est demandé ce qu’il allait advenir de lui-même.
Lire aussi: Les camps de la mort de Sékou Touré, pires que ceux Hitler ou les prisons de Staline en Sibérie
Vous tentez d’user de vos contacts pour obtenir une audience auprès d’Ahmed Sékou Touré et le convaincre qu’il fait erreur mais il refuse de vous recevoir et deux jours plus tard dans la nuit du 7 juillet, vous êtes arrêté.
Ils sont venus me chercher en pleine nuit. A 1h35 du matin précisément. Ils étaient peut-être 4 ou 5, je ne me rappelle plus. Ils m’ont arrêté, embarqué à bord de leur véhicule. Direction le camp Boiro. En partant, j’ai laissé sur le lit la lettre que j’avais écrite à mon père sans savoir si elle lui parviendrait un jour.
Que représentait Ahmed Sékou Touré pour vous à cette époque-là ?
À l’époque, pour moi, il incarnait encore la révolution guinéenne à laquelle nous avions cru. Parmi les plus anciens, beaucoup n’étaient déjà plus dupes de ce qui se passait, mais nous, les jeunes, nous y croyions réellement. Ahmed Sékou Touré incarnait la sauvegarde de notre pays et même de la Révolution africaine.
Qu’avez-vous ressenti, vous qui veniez de donner plus de 10 années de votre vie à ce combat pour la « Révolution » ?
Une mortelle déception. Et une grande désillusion parce que j’étais un homme de gauche, profondément de gauche. Alors, réaliser que tout cela était tissé autour de mensonges… (Il soupire.) J’ai pensé à mon père qui soutenait, lui, le Bloc Africain de Guinée opposé à Sékou Touré et qui, quand il a compris que je soutenais le RDA, m’avait dit :
« L’homme que vous suivez, non seulement n’est pas un homme de vérité, mais ce n’est pas non plus celui qui fera le bonheur de notre pays ».
Je me suis revu en train de le raisonner, et de lui dire :
« Vous n’avez pas compris ce qu’est la Révolution, ce n’est pas seulement la Révolution guinéenne, c’est la Révolution d etoute l’Afrique. » Nous avions été nourris de ce slogan. Et il y avait tout de même une part de vérité dans cela. La Guinée disait qu’elle ne se considèrerait comme indépendante que lorsque tous les autres pays africains se seraient libérés. Et nous avons vu à l’époque des Angolais défiler ici et obtenir des passeports Guinéens pour aller lutter pour leur indépendance. Nous avons vu des Sud-Africains bénéficier, eux aussi, de passeports guinéens et parfois même de moyens financiers pour aller lutter contre l’apartheid. Et puis des Algériens dont certaines armes partaient d’ici. On se disait : « La Révolution africaine est en marche. »
Vous croyez tellement à ce régime qu’en 1971, au début de votre interrogatoire devant la tristement célèbre « Commission » du camp Keita où vous avez été transféré, vous êtes encore convaincu que vous serez innocenté?
Je suis arrivé à l’interrogatoire très affaibli après 8 jours de diète noire. 8 jours sans boire ni manger. Mais j’avais encore assez de force pour clamer mon innocence. Je me disais : dès que j’arriverai à l’interrogatoire, dès que la vérité va éclater, on va me libérer. Quand je suis entré dans la pièce où j’allais être torturé, j’ai trouvé au sol des tessons de bouteille mélangés à du gravier. On m’a forcé à m’agenouiller dessus, les mains ligotées dans le dos.
Je suis resté ainsi près de 3 heures, avant que l’interrogatoire ne commence. Les cordes étaient serrées si fort qu’elles disparaissaient pratiquement dans ma chair ici – (il montre ses poignets). Il yavait une dizaine d’hommes autour de la table, un lieutenant, des civils, dont un membre du Comité National de la Jeunesse et des gendarmes. Des hommes à la mine patibulaire, choisis pour inspirer la peur.
Que vous ont-ils reproché ?
Ils m’ont accusé d’avoir trahi la Révolution, d’avoir touché 12 000 dollars de la part de services secrets étrangers pour le prix de ma trahison et d’avoir ainsi rejoint « la cinquième colonne ». Ils m’ont accusé d’avoir participé à une réunion à Kankan au cours de laquelle nous aurions évoqué le com- plot. Je leur ai répondu qu’ils se trompaient car à cette date-là, j’accompagnais mon équipe de football à Conakry.
Puis, ils ont fait entrer dans la salle de torture un de mes camarades du Comité Régional de la Jeunesse, qui selon eux m’avait dénoncé. Quand je l’ai vu arriver, j’ai compris que lui aussi avait été torturé, dans le but de lui arracher de faux aveux. Ils étaient persuadés qu’il allait répéter ses accusations devant moi. Mais il m’a dit : « Je suis très affaibli, je t’ai accusé à tort et c’est sous la torture que je t’ai dénoncé. Je te présente toutes mes excuses et je te confie une mission, si je ne m’en sors pas. J’ai 7 enfants laissés à mes deux épouses à Kankan, je te les confie». Par la suite il a été de nouveau maltraité puis il est mort en prison.
De retour dans ma cellule, j’avais les deux bras presque paralysés au point que je n’arrivais pas à défaire les boutons de mon pantalon pour me soulager. Mes compagnons de cellule étaient stupéfaits et terrorisés de me voir ainsi et je leur ai dit :
«Je ne voulais pas vous effrayer, mais si vous passez devant la Commission, sachez que ceux qui nous interrogent ne cherchent pas la vérité. Ils cherchent à nous accuser».
Pourtant vous aviez déjà été arrêté et torturé au camp Boiro, dix ans plus tôt. Et dans votre autobiographie vous écrivez : « Je n’ignorais pas le sort tragique réservé aux personnes arrêtées à la suite des complots dénoncés après celui de 61 : pendaison, exécutions…» (2012, p. 78). Cela n’avait pas instillé le doute en vous, sur les méthodes de cette « Révolution » ?
Pour moi, il y avait une différence fondamentale entre mes deux arrestations. La première fois que j’ai été enfermé au camp Boiro en 1961, j’étais encore élève à l’École Normale. Tous nos professeurs guinéens avaient été arrêtés, ce qui a entraîné un mouvement général de protestation pour demander leur libération. Même si protester n’était pas un crime, j’estime tout de même avoir fait quelque chose que l’on pouvait me reprocher cette fois-là.
Mais en 1971, je n’avais rien fait du tout. Et ça changeait tout à mes yeux. Bien sûr, avec le recul, il y a des choses qui auraient pu attirer l’attention d’un jeune homme comme moi. Toutes les écoles du pays fermées du jour au lendemain, ça aurait pu m’alerter, mais je n’avais pas la maturité nécessaire.
Vous aviez tout de même été torturé en 1961 …
Oui, j’avais déjà subi 4 jours de diète noire, sans boire ni manger. Puis j’avais été torturé avec ce qu’on appelait le « téléphone de campagne ». On vous place des électrodes aux oreilles et on vous électrocute pendant l’interrogatoire. J’étais encore jeune, je n’avais pas 21 ans -la majorité à l’époque- et, bêtement peut-être, j’étais dans une telle logique que je me suis dit :
« Je vais participer à la Révolution, et donner ma contribution. Et désormais je vais me comporter de façon à ne rien faire qui puisse me valoir une nouvelle arrestation ».
C’est ainsi que, lorsque j’ai été arrêté en 1971, j’ai peut- être été plus surpris que ceux qui m’ont pris. Car cette fois je n’avais rien fait du tout. C’est seulement à partir de ce moment-là que j’ai entamé une sorte d’introspection et que j’ai réalisé tous les mensonges sur lesquels on avait tissé sur la Révolution et le travail qui avait été fait sur les mentalités.
Pourtant, à vous lire dans Guinée, sous les verrous de la Révolution (2012), on a le sentiment qu’avant votre arrestation à Dabola, le climat était déjà délétère. Et que vous viviez d’une certaine manière en prison avant d’être en prison.
Absolument. Le climat était extrêmement lourd, puisque chaque Guinéen à l’époque s’attendait à être arrêté d’un moment à l’autre. A Dabola, beaucoup de responsables du RDA, le parti unique de Sékou Touré, avaient déjà été arrêtés. Les nouvelles qui parvenaient de Kankan, aussi, étaient mauvaises. Kankan se vidait de ses cadres, jetés en prison. Et parmi eux, certains avaient des convictions plus révolutionnaires que moi. Ça me laissait perplexe sur leur culpabilité. Je me disais :
« À quand mon tour ? » J’avais commencé à comprendre qu’il ne suffisait pas d’être innocent pour être épargné. Et la peur faisait en sorte que notre esprit était anesthésié, sans que l’on puisse réagir ou se confier à quelqu’un. De plus, les gens voyaient en moi un étranger venu de Kankan, un inconnu bien que très populaire. Ce qui est également à double tranchant car généralement, ce sont les personnalités populaires qu’on arrêtait car, du fait de leur capacité de mobilisation, on pensait qu’elles pouvaient être dangereuses.
Un épisode vous choque particulièrement : vous êtes témoin de la première exécution publique à Dabola.
En janvier 1971, le parti avait décidé d’envoyer des gens à pendre dans toutes les villes du pays pour effrayer les populations en leur montrant le sort réservé aux prétendus « traitres ». Certaines villes ont reçu trois condamnés, d’autres un ou deux. À Dabola, on nous avait attribué un prisonnier du camp Boiro. Il a été amené en ville et pendu la nuit-même, juste derrière ma maison.
On avait installé un échafaud. Les habitants ont découvert le corps au réveil le lendemain matin. Il avait été placé à cet endroit-là pour que tout le monde le voie. Il est resté là, pendu toute la journée. C’est seulement lorsque les odeurs ont com- mencé à être insupportables que les autorités ont décidé de l’enlever. Ça m’a bouleversé. J’ai vu ce jour-là, devant moi, toute la petitesse de l’homme. Comment peut-on être capable de faire une chose pareille ? À partir de ce moment, j’ai commencé à me sentir en danger. J’avais l’impression que des regards s’attardaient sur moi partout où je passais.