Dans ce billet extrait du livre de Maurice Jeanjean Sékou Touré: un totalitarisme africain, l’auteur fait une comparaison entre les camps de concentration de Sékou Touré, ceux du III Reich et les Goulags de Staline, n Sibérie. Il trouve que les camps Boiro de Sékou Touré sont pires et il dit pourquoi. Il révèle aussi comment le tyran montait ses complots.
Les camps de la mort de Sékou Touré sont pires que ceux d’Hitler ou les prisons de Sibérie; chez Hitler et Staline le détenu a la possibilité de se mouvoir, de respirer le grand air … A Boiro il n’est pas question que le détenu mette les pieds dehors. J’ajoute que la torture de la diète pendant 3 à 10 jours, pouvant aller jusqu’à la diète noire qui se prolonge jusqu’à la mort, est devenue une spécialité de la Guinée de Sékou Touré.
Ce dernier ne déclare-t-il pas d’ailleurs, dans un entretien accordé à André Lewin qui fut ambassadeur de France en Guinée 44. « Mais mes prisons sont pires que les autres. Mon pays est pauvre, j’ai déjà du mal à nourrir la population, vous pensez bien que ce n’est pas aux ennemis du peuple que je vais réserver des conditions de vie meilleures. Les prisons guinéennes sont donc les pires lieux que l’on puisse trouver dans ce pays, et encore pires que toutes les prisons dans le monde ».
Sékou Touré applique à la lettre les méthodes du totalitarisme pour arriver au même but. Hannah Arendt écrit : « Le triomphe des SS exige que la victime torturée se laisse conduire à la corde sans protester, renonce, s’abandonne dans le sens où elle cesse de s’affirmer. Et ce n’est pas pour rien … Les SS savent que le système qui réussit à détruire la victime avant qu’elle monte sur l’échafaud est le meilleur, incomparablement, pour maintenir tout un peuple en esclavage. »
Les aveux des personnes arrêtées constituent la seule base de leur culpabilité. Là encore une mécanique infernale va être mise en place. Il est demandé, ou plutôt enjoint, à chaque citoyen de dénoncer les acteurs du Complot et leurs complices. Par circulaire no. 37 du 23 septembre 1971 le Responsable Suprême de la Révolution « invite chaque domaine ministériel, chaque Secrétariat d’Etat à tenir des assemblées dans les divers services et entreprises afin d’étudier les criminels méfaits des agents de la 5ème colonne impérialiste » 46. Des milliers de guinéens vont profiter de ce blanc-seing pour dénoncer leurs concitoyens afin d’écarter un concurrent en affaires ou en amour, régler de vieilles querelles, se venger pour un passe-droit refusé, ou tout simplement pour se mettre à l’abri de la répression en prenant les devants.
Des milliers de Guinéens furent arrêtés, torturés et contraints à avouer. Ces aveux diffusés à la Radio laissaient peser sur tous une lourde menace. Ils sont ensuite publiés dans Horoya entre le 29 juillet et le 17 novembre 1971, illustrés de la photo du condamné qui apparaît amaigri, l’air hébété, les yeux vagues, dépouillé de sa dignité d’homme 47. Ces aveux tissent une histoire irréelle à partir de faits réels auxquels on attribue un sens détourné Mais parfois les membres du Comité révolutionnaire préposés à cette tâche en font trop.
Ainsi les aveux d’Emile Cissé remplissent 7 pages du numéro d’Horoya du 10 octobre 1971. Selon ses aveux, ses premiers contacts avec l’opposition datent de 1956 au moment de ses rencontres avec les gouverneurs Torré et Ramadier. On peut s’étonner que le régime de Sékou Touré ait nourri en son sein pendant 15 ans un personnage qui a non seulement été proche du pouvoir mais a pu mener une activité militante en pointe et une vie personnelle de satrape tolérée par le Parti. En 1970 et 1971 il se révéla le pire des tortionnaires, régnant en maître sur le Camp de Kindia, ville dont il était gouverneur. Si sa culpabilité est effective, cela suppose de la part du Parti un manque de vigilance hautement condamnable mettant en cause les plus hautes instances.
Mais un régime totalitaire n’a que faire d’une telle logique. En outre la plupart des cadres interrogés avouent avoir reçu des sommes importantes après avoir adhéré à la CIA, au réseau Foccart, au réseau SS nazi, à l’Intelligence Service, comme si l’adhésion à tous ces services secrets était compatible.
Ces témoignages partent des éléments réels et connus de la vie de chacun des condamnés, qui sont infléchis de telle manière qu’ils constituent des activités inavouables et condamnables. Il en ressort un magma d’incohérences et d’absurdités que quelques exemples viendront illustrer.
Prenons le cas d’Edouard Karam, simple boulanger à Labé [Rectification: Karam était boulanger à Pita, où nous l’avons connu et grandi avec ses enfants], qui avoue sa participation à plusieurs complots : Kaman Diaby, Tidiane, les Portugais, qu’il associe l’un à l’autre précisant que sont impliqués l’Allemagne, le Portugal, la France, l’Amérique, l’Angleterre, le Sénégal et la Côte-d’Ivoire. Peut-on imaginer q’une personne de ce rang se trouve au cœur d’un tel complot ?
Il y a aussi le cas de Robert Ploquin, citoyen français exerçant la profession de serrurier. Il aurait été chargé de réactiver les investissements miniers dans le minerai de fer, la bauxite et dans l’énergie électrique. A l’appui des connections existant entre le grand capital et le réseau français, son interlocuteur lui parle des intérêts personnels que Monsieur Pompidou, alors président de la République française, aurait en Guinée.
De même Almamy Fofana, mécanicien et caporal, est en mesure de donner la liste des membres de l’organisation avec le rôle détaillé de chacun, alors que Makassouba, en le recrutant, lui avait dit que personne dans le groupe ne devait connaître la mission dévolue à un autre.
Les aveux de Keita Kara et de Badara Aly décrivent avec force détails le débarquement d’armes et leur transport dans un convoi à travers Conakry jusqu’à différents points de la capitale. Quand on connaît le quadrillage de la ville par la police et la milice, on ne peut qu’être étonné par ce déploiement.
L’une des dépositions les plus détaillées est celle de Karim Bangoura, qui fut ambassadeur de Guinée aux Etats-Unis à compter du 1er janvier 1963, puis Secrétaire d’Etat aux Mines à partir du 16 mai 1969. Il s’agit là de postes-clefs. Grâce à son action diplomatique, la Guinée continua à recevoir tout le temps de son ambassade l’aide américaine, notamment alimentaire. De même son intervention dans l’investissement dans la mine de bauxite de Boké des sociétés américaine et canadienne fut déterminante. Mais voilà justement ce qui lui est reproché, de même qu’avoir voulu développer les relations économiques et culturelles avec les Etats-Unis, ce qui est bien entendu le rôle de tout ambassadeur. C’est aussi l’occasion de reprendre les différentes phases du complot impérialiste contre la Guinée en établissant des liens de causalité entre les 5 complots dénoncés depuis l’indépendance.
Particulièrement éclairants sont les interviews réalisés sur France-Culture par Anne Blancard dans une émission de décembre 1984 intitulée « L’aveu sous les tropiques ». Fodé Cissé, ancien Directeur général de la Radio Nationale et à ce titre serviteur fervent du régime témoigne :
« Que s’est-il passé ?… On trafiquait à tous les niveaux … On ne trouvait rien. Tout passait les frontières … Cette situation créait des mécontents … On déclenchait des complots. On avait peur des hauts-fonctionnaires, des syndicalistes, des ministres, et pour rendre le tout crédible on arrêtait des petits ou des grands commerçants, des fonctionnaires, des paysans. Cela faisait plus vrai.»
Quant à Fatou Condé, figure de proue du féminisme en Guinée, membre du Comité national des femmes du PDG, elle déclare :
« Franchement, je ne m’attendais pas à une arrestation avec ce régime, j’avais sacrifié mes journées et ma vie entière aux activités féminines … J’ai subi plusieurs interrogatoires … On voulait me faire avouer ce que je ne savais pas … Je n’ai jamais appartenu à un réseau quelconque … Mais ils m’ont tellement torturée, tellement acculée. Ils m’ont donné un papier que j’ai signé sans l’avoir lu parce que j’étais fatiguée. »
Le 3ème témoignage est de Jean-Paul Alata, ami et ancien proche collaborateur du président guinéen. Je renvoie à son livre Prison d’Afrique.
A l’autre extrémité nous trouvons Madame Barry Néné Gallé, ex-gargotière, éliminée de son poste de présidente du comité féminin de son quartier pour incompatibilité avec son métier. Et l’on découvre que c’est le peuple de Guinée à tous les niveaux qui complote et qui sabote.
Mais écoutons Mr Cheikh Chérif 48 qui était alors ambassadeur à Moscou en charge de l’URSS et des pays satellites : « J’étais très engagé, mais aussi beaucoup d’autres Guinéens étaient engagés, des Guinéens avec qui j’ai travaillé … Je les ai vus renoncer à tous les privilèges, ne prenant aucunes vacances, ne demandant jamais un centime, vivant juste du nécessaire et pas plus, comme je le faisais d’ailleurs. Et quand j’ai vu en 1971 ces gens dans Horoya avec leur photo de détenus, s’accusant de tous les crimes de la terre — n’oubliez pas que j’étais ambassadeur à Moscou et que j’avais suivi les révélations sur les fameux procès de Moscou — je me suis dit: « on refait l’histoire en Guinée, et nous allons dans le mur, c’est une grave erreur. Ces gens-là n’ont jamais comploté, jamais je ne croirai que ces gens aient pu comploter ».
Et il ajoute : « On a fait un amalgame entre ceux qui étaient des militants engagés et ceux qui étaient plus ou moins affairistes. Ce qui est extraordinaire, c’est que les affairistes se sont mieux tirés d’affaire que les vrais militants, quand je vois par exemple un homme comme Ismaël Touré juger Tibou Tounkara. »
La mise en forme de ces centaines d’aveux demande un travail considérable. Sékou Touré, interrogé le 8 septembre 1971 par un responsable de la Compagnie Fria sur le sort de Mademoiselle Lepage, agent de la Compagnie emprisonnée, indique qu’il va donner des ordres pour que l’instruction soit menée rapidement, mais qu’il faut excuser le tribunal révolutionnaire, épuisé de travail, qui ne peut pas toujours respecter la cadence rapide d’interrogatoires sollicités par les familles ou les amis. Sékou Touré là encore retourne la situation à son profit, comme s’il n’était pas le maître d’oeuvre de ce complot et de sa répression.
Devant l’ampleur des massacres et constatant que le processus de dénonciation qu’il a enclenché échappe à son contrôle et commence à tourner à la mascarade, Sékou Touré décide début 1972 d’y mettre un terme. Cette décision n’implique nullement, comme nous allons le voir, qu’il renonce aux complots comme système de gouvernement.
Maurice Jeanjean a été un témoin direct de la fin de la décolonisation et des premiers pas de la Guinée, de juillet 1957 à avril 1961. Habitant Conakry durant cette période, des évènements fondateurs de la Guinée indépendante, il a vécu en particulier la mise en place de la loi cadre, la visite du général de Gaulle, le triomphe du non au référendum du 28 septembre 1958, la proclamation de l’indépendance, la création du franc guinéen le 1er mars 1960 et la dénonciation le 1er avril 1960 d’un premier complot.
Arrivé en Guinée en juillet 1957 dans la fonction publique, appelé par le gouverneur Ramadier et affecté à la direction des finances qui va devenir le Ministère des Finances, il a été en rapport avec Dramé Alioune qui mourra de la Diète Noire en 1977 et son directeur de cabinet Ousmane Baldet, qui lui sera pendu en 1971.
A l’accession de la Guinée à l’indépendance, Jeanjean sera chargé de liquider les traitements des fonctionnaires en partance., avant de passer comme juriste au sein de la Compagnie Fria, avec l’accord du gouvernement guinéen pour s’occuper des problèmes d’achat de terrain, d’autorisation administrative et de la fiscalité.