Sékou Touré a planifié méticuleusement l’élimination de Keita Fodéba tout d’abord sa disgrâce en lui attribuant des fonctions ministérielles toujours amoindries jusqu’à son éviction du gouvernement, en prelude à son arrestation.
André Lewin, ambassadeur de France en Guinée et un des rares occidentaux à avoir pleuré la mort du tyran nous décrit dans le chapitre 64 de la thèse qu’il a consacré à Sékou Touré les étapes qui ont porté à l’assassinat de Keita Fodéba, artisan de la transformation des bâtiments de la Garde républicaine en camp de concentration tristement connu sous le nom de Camp Boiro où ont péri de nombreux guinéens et qui l’engloutira lui-même.
Cependant, il faut relever que Keita Fodéba a reconnu lui-même et écrit sur un mur de sa cellule:
« J’ai toujours été au service d’une cause injuste et pour ce faire, j’ai utilisé l’arbitraire. J’étais chargé d’arrêter tous ceux qui étaient susceptibles d’exprimer la volonté populaire. Je n’ai compris que lorsque je fus arrêté à mon tour. »
En moins de cinq ans, Sékou Touré a vu autour de lui plusieurs chefs d’État africains, parmi lesquels certains dont il était très proche, éliminés du pouvoir par des coups d’Etat, parfois sanglants, souvent menés par des militaires : au Congo ex-belge devenu Zaïre, au Togo, au Congo-Brazzaville, en Algérie, au Ghana, au Dahomey-Bénin, en Sierra Leone, au Mali. Sékou s’est toujours méfié de l’armée et a voulu la confier à des hommes dont il était sûr. Ce faisant, et en créant des structures parallèles comme la Milice populaire, il a engendré de l’hostilité chez certains militaires de carrière, généralement de qualité, mais qui ont commencé à réagir, en paroles et parfois en actes. Pourtant, Sékou Touré a juré en 1968 qu’il n’y aurait jamais de coup d’État militaire en Guinée.
Après avoir lui-même dans les premiers gouvernements d’après l’indépendance cumulé les fonctions de chef de gouvernement (et même de chef d’État) avec les portefeuilles des affaires étrangères et de la défense, il a en mars 1960 confié la défense et la sécurité à Keita Fodéba, qui était jusque-là chargé de l’intérieur. Mais le 16 mai 1969, dans le nouveau gouvernement constitué par Sékou Touré, le poste de ministre de la défense est supprimé, ce qui est interprété comme un geste de méfiance vis-à-vis de l’année.
Mais il a du percevoir des signes qui ont petit à petit instillé de la méfiance dans son esprit à propos de Keita Fodéba, d’autant que ce dernier n’avait pas que des amis: on lui reprochait notamment d’avoir accédé à des fonctions éminentes dans le gouvernement sans avoir jamais été un militant de longue date, et de n’être revenu s’établir en Guinée qu’en 1957; dans le Parti, en tous cas, on le lui fait sentir.
Depuis janvier 1961, El Hadj Sinkoun Kaba est ministre de l’Intérieur, et en janvier 1963, Sékou Touré le rattache directement à la présidence comme secrétaire d’État en charge des services de l’intérieur, ce qui implique des attributions en matière de police qui doublonnent avec celles de Keita Fodéba en matière de sécurité.
Keita Fodéba perçoit évidemment ces signes, et cherche à consolider sa position. Ainsi, le 28 octobre 1963, il prend la défense de l’année guinéenne et affirme sa parfaite fidélité au régime dans un discours à l’Assemblée nationale. L’ambassadeur de France en fait le compte-rendu suivant :
“Parlant hier devant l’Assemblée Nationale, monsieur Keita Fodéba, ministre de la défense nationale et de la sécurité, s’est lancé en manière de conclusion à un exposé sur la réorganisation et le fonctionnement de son département un solennel avertissement:
« Je voudrais qu’il soit bien entendu que s’il existe ailleurs en Afrique des militaires assez sordides pour appuyer les complots venus de l’extérieur, en République de Guinée, il ne saurait être question de coup d’état. L’armée nationale qui est issue du peuple et qui constitue une section spécialisée du PDG balayera toujours impitoyablement l’action psychologique et les tentatives de division et de diversion d’où qu’elles viennent. »
Ces propos, qui provoquèrent une tempête d’applaudissements, prennent un certain relief au moment où se déroulent les événements du Dahomey [Bénin]. Ils témoignent de l’inquiétude que les dernières séditions survenues dans plusieurs pays africains inspirent au gouvernement guinéen et aux militants.
Ils projettent aussi quelque lumière sur le personnage énigmatique qu’est M. Keita Fodéba, doté (le télégramme dit : doué) d’une grande autorité, excellent organisateur, toutes qualités peu communes dans ce pays. Il possède un incontestable ascendant sur les forces de sécurité et sur l’armée. Le ministère de la défense nationale est le seul depuis l’indépendance qui ait fait preuve d’efficacité.
Pourtant son titulaire a été constamment tenu à l’écart de la direction du Parti. Comme il dispose des moyens de renverser le gouvernement, on lui en prête parfois l’intention. Peut-être est-ce pour couper court à ces rumeurs que M. Keita Fodéba a saisi l’occasion qui lui était donnée de manifester publiquement son attachement au régime.
Quant à savoir si son ambition n’est pas de succéder à monsieur Sékou Touré, c’est une tout autre affaire. »
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Lors du remaniement ministériel du 19 novembre 1965, Keita Fodéba perd finalement toute responsabilité en matière militaire et sécuritaire: il est nommé ministre de l’économie rurale et de l’artisanat, cependant que le fidèle général Lansana Diané devient ministre de l’armée populaire et que El Hadj Magassouba Moriba est nommé secrétaire d’État à la présidence chargé de l’intérieur et de la sécurité (il était déjà chargé de fonctions identiques auprès de Keita Fodéba depuis novembre 1964). Le 1er mars 1967, le titre du général Diané Lansana change : il devient ministre de l’armée populaire et du service civique, ce qui laisse présager également la prochaine création de milices populaires.
C’est effectivement ce qui se passe au 8ème Congrès du PDG, tenu à Conakry du 25 septembre au 2 octobre 1967 (jour de la fête de l’indépendance).
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Le 2 octobre 1967, lors de la clôture de ce Congrès à Conakry, Sékou Touré a été réélu Secrétaire général du PDG et on a créé pour lui le titre de « Responsable Suprême de la Révolution » (souvent raccourci en « RSR »), et désormais, le slogan « Prêt pour la Révolution » remplacera « Allô » au téléphone.
Le Congrès décide également de créer une Milice populaire, ce que certains considèrent comme un signe de défiance vis-à-vis de l’armée professionnelle; un certain nombre d’officiers et de sous-officiers manifestent, paraît-il, leur surprise et leur mécontentement, d’autant que la Milice sera entraînée par des coopérants Cubains.
Peu après, le Comité central décide la création des PRL (Pouvoirs révolutionnaires locaux) dans chaque village ou quartier, destinés à remplacer les anciennes municipalités. Plus tard, des comités d’unités révolutionnaires (CUM) seront créés au sein des unités de l’armée dans les casernes.