Bien des discussions sont provoquées par les activités à Paris du mouvement Présence africaine, qu’avait créé peu d’années auparavant le jeune intellectuel sénégalais Alioune Diop, afin d’étudier fondamentalement la culture de l’Afrique, mais aussi de la confronter avec celle de l’Occident.
C’est le moment où la revue Présence africaine adopte la formule des numéros spéciaux et où Alioune Diop fait paraître ses premières notes proprement politiques. C’est aussi le moment où est publié l’ouvrage Nations nègres et culture de Cheikh Anta Diop, qui réhabilite la culture africaine en démontrant son ancienneté ainsi que la vigueur et l’étendue de son influence, thèse qui ne peut que séduire les jeunes élites africaines, étayer leur confiance en l’avenir de leur continent et alimenter leurs conversations passionnées.
Parfois, cependant, les disputes font très mal. L’une des plus violentes concernera une histoire de femme. Son petit groupe d’amis taquine souvent Telli à propos de son goût pour les femmes un peu plus agées que lui. L’une de ses conquêtes est alors une fort belle Antillaise, Marie Wigbert, qu’il a rencontrée au restaurant universitaire et à qui il est très attaché. Ismaël n’a de cesse de les séparer et de chercher à la lui ravir. Il n’hésite pas à aller jusqu’à de violentes scènes publiques avec Telli et il lui lance un jour :
« Marie n’est pas une femme pour toi; elle est beaucoup trop bien et trop belle pour être avec un fils d’esclavagiste comme toi ! »
Une injure que Telli n’oubliera pas et ne pardonnera jamais.
Pendant l’été 1951, Diallo Telli, qui vient de réussir sa licence en droit et en sciences économiques, est reçu premier au concours « B » de l’Ecole nationale de la France d’outre-mer, réservé aux jeunes gens déjà fonctionnaires. Du coup il cesse d’être boursier et touche de nouveau un traitement administratif, modeste encore, mais appréciable. Tout semble désormais lui sourire, aussi bien sur le plan personnel que sur le plan familial.
Au cours de ce même été en effet, il se marie avec Kadidiatou Diallo, une Guinéenne de trois ans plus jeune que lui, originaire de Yambering, petit village près de Labé qui donne au pays peul ses filles parmi les plus jolies et les plus intelligentes – les plus déterminées aussi, qualité qui sera des plus importantes par la suite pour la femme de Diallo Telli.
Fille d’Amadou Tidiani Diallo et de Rouguiatou Diallo, la jeune femme habitait Rufisque, petite ville côtière près de Dakar au Sénégal, avant de se rendre en France. Naguère institutrice, elle souhaite se préparer dans l’hexagone à une carrière d’assistante sociale ou d’aide médicale Le mariage est célébré selon la coutume foulah à Mamou, le 12 août 1951, avec pour témoins
- Madame Nima Sow-Ba et
- Keita Fadiala 2, futur grand commis de l’Etat guinéen.
La dot, dont il est spécifié qu’elle a été entièrement versée, consiste, selon la tradition, en une génisse et deux taureaux. Deux jours plus tard, le mariage est déclaré devant le commandant du Cercle administratif de Mamou, M. Rouam-Sim.
Très vite revenu à Paris, le jeune couple s’installe dans un petit appartement au 12 de la rue Tournefort, toujours près du Panthéon, et non loin de l’ENFOM. La santé de sa femme est cependant dès cette époque un sujet d’inquiétude pour Telli. En décembre 1951, il l’amène consulter à l’hôpital de la Cité universitaire, boulevard Jourdan : on diagnostique des problèmes pulmonaires et même quelques points de tuberculose, que l’hiver rigoureux de cette année a aggravés.
Heureusement, grâce aux prescriptions du docteur Abiven, le médecin traitant, qui deviendra un ami des Telli, les choses iront rapidement mieux. Et quelques mois plus tard, le 5 janvier 1953, à Fontainebleau, naîtra leur premier fils, Thierno. Mais Telli reste très discret et très réservé sur sa vie privée, et seuls ses plus proches amis en apprendront quelque chose.
Les bâtiments de l’ENFOM, antérieurement appelée « Ecole coloniale », se trouvent avenue de l’Observatoire, tout près du jardin du Luxembourg, à l’orée de ce Quartier latin qu’il a fréquenté pendant quatre ans. Pour le jeune Guinéen, c’est la porte ouverte vers une brillante carrière coloniale dans le cadre français.
En ce mois de septembre 1951, en effet, on vit encore à l’heure de l’Union française définie par la Constitution de 1946 plus de cinq ans nous séparent encore de la loi-cadre Defferre, qui fera évoluer de façon décisive la situation en associant enfin les Africains à la gestion de leur pays.
L’ENFOM, c’est un extraordinaire creuset où se côtoient anciens fonctionnaires jeunes encore et étudiants à peine sortis de l’adolescence, célibataires et chargés de famille, parisiens et provinciaux, enfants de fonctionnaires et fils de bourgeois, quelques jeunes gens aussi issus de milieux très modestes, fascinés par l’appel de l’aventure outre-mer et le rêve d’une vie active, et des diplômés attirés par un concours administratif et une carrière sans histoires… Les Français y sont très majoritaires, mais ils rencontrent des Africains parmi leurs camarades d’étude :
- la promotion 1951-1953, celle de Diallo Telli, compte encore un jeune Malgache
- la suivante comporte un autre Guinéen, Camara Balla, qui fera lui aussi une exceptionnelle carrière administrative et politique à Conakry avant de finir, quelques années avant son aîné, dans les geôles du camp Boiro.
Cette école, fondée trois quarts de siècle auparavant et qui sera fermée en 1958 lorsqu’il n’y aura plus de « colonies françaises », a été une véritable pépinière de talents. Ceux-ci, par la suite, se reconvertiront dans les carrières préfectorale ou diplomatique, dans les affaires privées ou dans la politique. Telli retrouvera au fil des années plusieurs de ses camarades d’études et entretiendra avec eux des rapports personnels privilégiés malgré les tensions franco-guinéennes.
Il tentera à maintes reprises de faire passer par leur intermédiaire des rnessages à destination du gouvernement français. Il conservera de l’enseignement universitaire francais et de l’ENFOM un souvenir durable et très positif : il ne manquera jamais de le rappeler, parfois devant des Africains surpris et des Français émus, notamment dans les couloirs des Nations unies, à Addis Abeba ou dans quelques capitales africaines.
L’architecture de l’ENFOM a quelque parenté avec les constructions mauresques, avec sa cour intérieure, ses fontaines, ses mosaïques, ses colonnades ; mais elle évoque aussi, plus subrepticement, l’Indochine naguère française, avec des bouddhas postés dès le porche de l’entrée 3. C’est donc le quadruple signe de l’Europe, de l’Afrique, de l’Islam et du bouddhisme qui salue symboliquement les jeunes étudiants pénétrant pour la première fois à l’ENFOM.
« C’est en octobre 1951, témoigne Jean-Michel Guth 4, l’un de ses camarades de l’Ecole, que, major de la section magistrature de la promotion 1950-1952 issue du concours externe, j’accueillai Diallo, qui venait d’être reçu premier au concours interne, dit concours B, réservé aux fonctionnaires servant outre-mer.
A l’étonnement de toute la « strasse » – I’administration dans l’argot des anciens de Colo -, Telli choisit en effet d’entrer dans la section magistrature et non dans celle de l’administration générale, pourtant considérée alors par le ministère de la France d’outre-mer comme la plus prestigieuse. Devenus tout de suite deux grands amis, nous allions vivre ensemble une année extraordinaire, d’autant que les difficultés de la vie pour lui, la guerre pour moi, faisaient que nous nous retrouvions, à 26 et 27 ans, déjà mariés et pères de famille au milieu de « jeunes gens » venant à peine d’achever leurs études supérieures et ayant presque tous quelques années de moins que nous.
» Pourtant, que de différences au départ, malgré la chaleureuse ambiance très égalitaire qui régnait avenue de l’Observatoire d’un côté un Peul superbe, « ex-fonctionnaire du cadre commun secondaire de l’Afrique occidentale française » — selon le libellé très administratif de la notice de renseignements figurant dans son dossier de l’Ecole — , musulman pratiquant en même temps que marxiste convaincu ; de l’autre un parisien, ancien sous-officier de la 1ère armée, catholique agnostique, votant, sans grande conviction, pour un parti démocrate-chrétien, le MRP.
Mais nous partagions la même passion pour le droit, ainsi qu’une identique conviction, quasi fanatique, qu’il nous fallait sans cesse, sans répit, étudier et travailler en vue de pouvoir contribuer à rendre, lui en Afrique et moi à Madagascar, une justice « juste, équitable et conforme au droit », même si nous en connaissions les limites si bien définies par Albert Camus dans le journal Combat du 25 octobre 1944 : « Nous avons choisi d’assumer la justice humaine avec ses terribles imperfections, soucieux seulement de la corriger par une honnêteté désespérément maintenue ».
« Nous suivions un certain nombre de cours et de directions d’études communes, d’autant que sur mes conseils, il s’était inscrit à la faculté du Panthéon, comme quelques uns d’entre nous, pour préparer le diplôme d’études supérieures de droit privé. Je le revois encore, penché pendant des heures sur de gros cahiers d’écolier, recopiant d’une écriture appliquée les cours de doctorat notamment en droit civil approfondi — , auxquels nous assistions à tour de rôle, en fonction de nos différents horaires, durant l’année universitaire l951-1953.
« Très bon camarade, estimé de tous, gros bucheur, il devait obtenir à l’Ecole des notes éblouissantes, malgré les handicaps de sa formation initiale. J’ai retrouvé dans mes archives la ronéotypie du classement de passage et de sortie pour l’année 1951-l952. Elle revèle qu’il obtint en « cycle B « , celui réservé aux fonctionnaires d’outre-mer, la moyenne générale de 15,80 sur 20, étant observé qu’en « cycle A », la meilleure note attribuée au premier classé de la section « Afrique-Madagascar » était de 13,04, et de la section « Indochine » 12,04 !
Pour mémoire, je signale que moi-même, major de la promotion sortante, j’avais obtenu 15,02 ! Un de nos camarades, Marc Guemas, qui appartint à la même promotion que Diallo Telli, m’a communiqué les notes de sortie attribuées en 1953 ; Diallo, toujours major de sa promotion, décrochait un 16,05, devançant donc le mieux classé des élèves-administrateurs (15) et des élèves-inspecteurs du travail (14,83), toutes sections et toutes origines confondues.
« Ses succès ne le grisaient pas : il restait modeste, voire effacé, amusé et souriant lors des « chahuts » de nos camarades plus jeunes, lui-même demeurant sérieux mais sans aucune ostentation, ni prosélytisme politique.
Il ne s’enflammait que lorsque, pour le taquiner, je lui demandais comment il pouvait concilier sa foi islamique et la doctrine de Karl Marx, dont les déviations staliniennes nous avaient été révélées par le fameux procès opposant Kravchenko au journal Les Lettres françaises 5, jugé peu de temps auparavant devant la 17è chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris. A chaque fois, il me répondait inlassablement, sur un ton calme et paisible :
« Tu verras, la philosophie millénaire de l’Islam peut très bien se concilier avec l’enseignement de Marx, en tenant justement compte des abus soviétiques, pour constuire une société plus égalitaire, aux richesses mieux réparties. Et il faut faire confiance à la sagesse africaine bien connue et à l’humanisme de la négritude pour éviter les crimes du stalinisme ».
Deuxième partie de la série de quatre consacrés aux jeunes années d’Eh Hadj Boubacar Telli Diallo tirés du Chapitre 1. Les Années d’Apprentissage du livre Diallo Telli. Le destin tragique d’un grand Africain que lui a consacré André Lewin l’ambassadeur de France en Guinée (1975-1979) et ami du tyran Ahmed Sékou Touré. Le livre entier est accessible gratuitement sur le site campboiro.org.