« Les médias en Afrique noire sont le résultat d’un transfert de technologie dont les premiers bénéficiaires avaient été, pour la presse et plus tard pour la radio, des Européens installés en Afrique »11.
Trois facteurs essentiels permettent de définir l’appartenance d’un média à une aire géographique donnée : les promoteurs, le public et le contenu. Or, les premiers journaux qui sont nés en Afrique excluent ces données. Ils étaient d’abord Anglais ou Français, avant d’être africains. L’histoire des journaux en Afrique connaît trois mouvements qui correspondent chacune à une phase cruciale de l’histoire africaine. La période précédant l’expansion coloniale, la période de la colonisation et enfin celle des indépendances notamment les journaux qui sont nés à la suite du sommet de La Baule. Nous verrons pourquoi ce sommet modifie sensiblement la constitution et la figure de l’espace public en Afrique.
Dans la première époque, l’histoire africaine favorise trois types de journaux : une presse pour les Européens, la presse des missionnaires et la presse s’adressant aux Africains. Le développement de la presse se fait d’abord dans les régions où s’installent les Anglais et les Hollandais, c’est-à-dire en Afrique du Sud. De nombreux journaux y voient le jour à partir de 1824 : The South African Commercial de Thomas Pringle et Georges Greig, l’Advertiser, De Zuid Afrikaansche, Di Patriot, etc. Ces journaux critiquent les conditions d’établissement des Anglais à l’est du Cap. Cette audace vaut leur suppression à bon nombre d’entre eux.
En Afrique occidentale, le premier journal est enregistré en 1822, en Gold Coast, dans le Ghana actuel. Il s’appelle The Royal Gold Coast Gazette and Commercial Intelligencer. D’abord manuscrit, il se formalise par la suite et obtient très vite de la part des autorités le statut d’organe semi-officiel. Dans cette colonie, Charles Bannermann est le premier Africain à éditer un journal dans une langue autochtone, en 1858 : Accra Herald, qui devient par la suite The West African Herald. Ce pays voit aussi naître The Gold Coast Times en 1874. Sous l’impulsion des missionnaires éclosent aussi des journaux comme le Christian Messenger, l’Examiner ou le Minsamu Miaayenge.
En Sierra Leone, les missionnaires, par le biais de la Wesleyan Missionary Society, lancent en 1843 le Sierra Leone Watchman. Celui-ci s’interrompt en 1846 après les plaintes émises par le gouverneur de la colonie auprès des autorités métropolitaines. Mais la même mission, associée à la Church Missionary Society, lance avec Mores Henry Davies, en 1857, The African and Sierra Leone Weekly Advertiser. À Freetown, William Drape crée en 1855 New Era, un hebdomadaire dont l’hostilité au gouverneur ne tarde pas à être clairement déclarée. Après Drape et Davies, la sierra Léone fut à l’avant-garde de la presse africaine des années 1860. The Sierra Leone Weekly Times, The Sierra Leone Observer and Commercial Advocate, The West African Liberation, The African Interpreter and Avocate sont les précurseurs qui ouvrent et balisent le chemin des médias écrits dans cette région, pour la deuxième moitié du siècle.
Au Liberia, Charles L. Force, en 1826, lance The Liberia Herald, un mensuel de quatre pages. À la mort de son fondateur, c’est-à-dire six mois après le premier numéro, le journal est repris en 1830 par un autre noir américain John B. Russwurm, ancien rédacteur du premier hebdomadaire noir aux États-Unis, Freedom’s Journal. Avec des rédacteurs venant tous d’Amérique du nord, Russwurm dénonce avec zèle l’esclavage. En 1854 sort le premier journal dirigé par un Africain, nommé Edward James Royce : le Liberia Sentinel. Le Liberia connaît lui aussi l’aide des missionnaires pour lancer des journaux, à l’image du Liberia Herald ou l’Africa’s Luminary. Comme dans les autres colonies anglophones, le Nigeria voit quant à lui naître ses premiers journaux, en partie sous l’action de missionnaires anglicans, à l’instar de Henry Townsend qui publie, en 1859, le journal Iwe Irohin, rédigé en yoruba dans une optique anti-esclavagiste.
Si la presse connaît un développement relativement rapide dans les régions de colonisation britannique, dans la partie française en revanche, elle progresse plutôt lentement. Ce n’est qu’en 1856 que voient le jour le Bulletin administratif du Sénégalais et le Moniteur du Sénégal (journal officiel de la colonie), à la faveur de l’installation d’une imprimerie. En réalité, la naissance et le progrès de la presse dans les colonies françaises sont étroitement liés à la conjoncture politique en France.
C’est le lieu de signaler que cette première presse en Afrique est une presse d’instruction, de distraction, mais aussi d’acculturation. Avec des colonisateurs installés sur la terre des Africains, la « mission de civilisation » ne peut ignorer le façonnage de la pensée. L’apprentissage de l’écriture et de la lecture va dans le sens de l’assimilation lorsqu’il ne contribue pas tout simplement à « fabriquer » les fonctionnaires subalternes de l’administration coloniale. Le colonisateur impose sa culture, bafouant les traditions séculaires du colonisé qui perd tout repère et se soumet à une autorité dont il ne peut s’extirper.
Ce moment correspond en Europe à un intense développement des journaux. En France, par exemple, la loi sur la liberté de la presse est déjà promulguée le 1er juillet 1881. En Afrique, la presse est le fidèle reflet des différentes politiques coloniales des différentes puissances. Les véritables mutations dans la presse s’opèrent à la suite des deux guerres mondiales. En effet, le conflit de 1914-1918 et celui de 1939-1945 favorisent l’engagement des troupes africaines (notamment à travers les fameux Tirailleurs Sénégalais, pour l’AOF) aux côtés des Anglais et des Français. Ces derniers sortent fortement affaiblis de ces guerres, même si la victoire finale leur est acquise. De retour dans leurs pays respectifs, les combattants africains introduisent de nouvelles idées, de nouvelles pratiques et de nouvelles aspirations. Ces soldats ont découvert l’expérience d’une presse libre en Europe et certains d’entre eux réclament le même traitement dans les colonies. C’est dans cette atmosphère marquée des premiers signes de revendication (négritude, autonomie, nationalisme) que va naître une nouvelle presse, défendant les valeurs africaines et marquant les prémisses des décolonisations.
C’est à travers la presse que se forgent bien des leaders charismatiques de l’Afrique indépendante, les futurs dirigeants des « soleils des indépendances »12 : en Afrique du Sud, l’ANC dispose de plusieurs journaux ; Nwandi Azikiwé, futur premier président du Nigeria indépendant, a fondé, depuis 1937, West African Pilot ; Kwamé Nkrumah crée Evening Newsen Gold Coast/Ghana ; Julius Nyéréré, en Tanzanie, possède quant à lui Sauti Ya Tanu; et au Sénégal, Léopold Sedar Senghor dirige La Condition Humaine. En fait, après la Seconde Guerre mondiale, la presse devient l’instrument à travers lequel se joue la confrontation entre le camp qui prône l’assimilation des colonisés et celui qui se bat pour l’autonomie. Administrateurs coloniaux, colons ou Africains se servent d’elle pour délivrer leurs messages aux populations urbaines alphabétisées ou aux dirigeants métropolitains. Cette logique de confrontation argumentative verra le duel remporté par les défenseurs de l’autonomie, au moment où « les indépendances s’[abattent] sur l’Afrique comme une nuée de sauterelles »13 .
L’importance de la place acquise par la presse s’amoindrit dans les années qui suivent, sous l’influence non seulement de médias audio concurrents (essor de la radio, invention des postes à transistors) mais aussi en raison de l’arrivée au pouvoir de militaires, le tout dans une idéologie d’unité nationale – discours indéfiniment ressassé par les nouveaux dirigeants – qui cherche à gommer les lignes de divergence. La dénonciation du colonisateur d’antan, responsable de tous les malheurs, conduit les nouveaux maîtres de l’Afrique vers le parti unique. C’est donc la fin, dans une bonne partie des pays désormais indépendants, du pluralisme de la presse et le début d’un contrôle de plus en plus restrictif de l’information.
Un seul pays, un seul peuple, et dès lors, une seule information : celle de l’État. Le centralisme démocratique, « plus centraliste que démocratique » note à juste titre A-J. Tudesq, hérité des partis communistes, favorise le contrôle strict de l’information pour en arriver à la propagande au nom de l’intégration nationale. Partout, la censure exerce sa dictature du silence, dirigeant inévitablement l’Afrique vers de sanglantes dictatures dont la littérature des indépendances fait état d’une manière saisissante. L’autocensure et l’exil restent les seules et fragiles alternatives des patriotes qui ne veulent pas croupir en prison jusqu’à la fin de leur vie. Cette situation engendre le culte du chef, justifiant à partir de là d’ignobles exactions perpétrées par certains « partis uniques ». Cet univers tyrannique est ironiquement décrit par ces mots de Kiridi Bangoura :
« Le parti-nation veut l’unité du continent. Tous dans le même creuset, un peuple, un guide, une histoire, un futur. Vous ne le comprenez pas? » – « Si ! Justement ! C’est ce que nous refusons ! Un creuset pour tous les peuples du continent, c’est chimérique et liberticide. La diversité et l’individualité ne font peur qu’aux dictateurs… Votre parti-nation veut unir dans la domination et la servitude… » – « Ce sont des arguments de journaux étrangers, interdits sur le continent »14.
À la lumière de ces répliques, échangées entre deux personnages fictifs dans le roman du jeune écrivain guinéen, on peut s’apercevoir, véritablement au début des années 1990, que l’autarcie voulue par les autorités a été bien illusoire et que ce monde s’achemine alors inévitablement vers le déclin. L’échec des régimes issus des indépendances, incapables de résoudre les problèmes liés au sous-développement, oblige les dirigeants du continent à s’ouvrir au multipartisme. L’appel de la démocratie accouche d’une nouvelle soif d’information et la naissance d’une nouvelle presse privée devient le gage de l’ouverture démocratique des pays africains.
À l’instar de bien d’autres pays d’Afrique, la Guinée est entrée en contact avec la presse durant la période coloniale. Comprise comme un moyen d’information et d’éducation, la presse fut d’abord l’apanage du système colonial avant d’être appropriée par l’élite dans sa lutte anticoloniale. L’élan pluraliste de la presse guinéenne est cependant brisé dès la proclamation de l’indépendance en 1958, à cause du régime dictatorial de Sékou Touré. Ce n’est qu’en 1991 que la Guinée renoue avec le pluralisme en matière d’information, grâce au déclenchement du processus de démocratisation du pays par les nouvelles autorités guinéennes qui ont pris le pouvoir en 1984 après le décès du président Sékou Touré.
___________
11 A.-J. TUDESQ, Feuilles d’Afrique. Étude de la presse de l’Afrique Sub-saharienne, Talence/Bordeaux, Maison des Sciences de l’homme d’Aquitaine, 1995, p. 3.
12 Titre de l’ouvrage classique d’Ahmadou Kourouma rendant compte de la désillusion des Africains aux lendemains des indépendances.
13 Ahmadou KOUROUMA, Les Soleils des indépendances, Montréal, 1976, p. 57.
14 Kiridi BANGOURA, La source d’ébène, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 120.