Alors qu’Alexeï Navalny [en] est devenu une figure de ralliement pour une grande partie des Russes libéraux et un symbole de l’opposition au président Vladimir Poutine, son image auprès des citoyens d’Asie Centrale – dont beaucoup sont travailleurs immigrés en Russie – est bien plus nuancée. En effet, certains le voient comme un nationaliste, tenant des propos discriminatoires dont il ne s’est jamais excusé, pas plus qu’il ne les a rétractés.
Navalny s’est imposé sur la scène politique comme lanceur d’alerte en 2010. Grâce à son blog [ru], à un usage habile des réseaux sociaux et au lancement de sa fondation anti-corruption [ru] en 2011, il est devenu un acteur majeur de la politique russe. Son dernier documentaire d’investigation sur le palace de Poutine au bord de la mer Noire, diffusé le 19 janvier, a récolté plus de 100 millions de vues sur YouTube.
Il a payé le prix fort pour ses prises de position ouvertement critiques : Navalny et son frère ont tous deux été arrêtés et emprisonnés à maintes reprises. Le 20 août 2020, il est victime d’empoisonnement mais survit après avoir reçu un traitement et se rétablit dans un hôpital en Allemagne. D’après le groupe d’investigation Bellingcat, cette tentative d’assassinat aurait été commanditée [en] par les services secrets russes.
Malgré le fait qu’il ait frôlé la mort et sachant qu’il risquait la prison dès son arrivée sur le territoire, Navalny retourne en Russie le 17 janvier. Il est immédiatement arrêté et devient l’emblème de la résistance politique et de la démocratie, inspirant des milliers de Russes à descendre massivement dans les rues le 23 janvier, dans des proportions jamais vues depuis les années 1990.
Le 2 février, il est condamné à près de trois ans de prison pour une violation présumée de son contrôle judiciaire.
Alliance avec les nationalistes russes
Si les actions de Navalny démontrent son courage, il a aussi fait des déclarations sur sa vision de l’immigration [en] en provenance de l’Asie Centrale et du Caucase – ainsi que sur le statut de la Crimée [en] – qui sont incompatibles avec le discours plus large sur les droits humains et la démocratie qu’il porte pour dénoncer la corruption d’État à l’œuvre pendant les deux décennies du règne incontesté de Poutine.
Global Voices s’est entretenu avec Sergueï Abashine, un professeur de l’Université européenne à Saint-Pétersbourg [ru] et un éminent spécialiste de l’Asie Centrale et des immigrés originaires d’Asie Centrale en Russie, afin d’analyser la position de Navalny sur cette question :
Il y a dix ans, Navalny a participé aux marches russes [en] annuelles qui sont ouvertement xénophobes. Pendant les élections municipales de 2013, l’un des principaux sujets abordés lors de ses interventions publiques était l’immigration. Un phénomène contre lequel il proposait de lutter, sa rhétorique abondant en attaques xénophobes contre les personnes originaires d’Asie Centrale et du Caucase, qu’il accusait d’être des criminels, inadaptés à la culture russe et présentant une menace terroriste.
Interviewé par Global Voices, Rashid [son nom a été modifié par mesure de sécurité], un immigré ouzbek qui vit à Moscou depuis plus de dix ans, explique :
Il [Navalny] fait partie de ces gens en Russie qui introduisent dans le discours libéral cette vision négative des migrants et de la région du Caucase, une position auparavant marginale et peu répandue.
Minimiser un passé encombrant
Depuis 2016, Navalny et son équipe tentent de minimiser ses déclarations passées et évitent de s’exprimer sur le sujet sensible de l’immigration en provenance d’Asie Centrale et du Caucase en Russie, se rendant peut-être compte que ses idées pourraient nuire à son image publique.
Cependant, quelques incidents embarrassants ont entaché son discours. Pendant la guerre entre la Géorgie et la Russie en 2008, qui a résulté en l’annexion d’une partie de la Géorgie par la Russie, Navalny a exprimé son soutien aux actions menées par Moscou, employant même des termes injurieux à l’égard des Géorgiens dans ses articles de blog [en].
En avril 2017, la veille de l’élection présidentielle à laquelle il se présentait, Navalny est l’invité de l’émission en ligne présentée par le vlogueur Youri Doud, l’un des influenceurs les plus connus en Russie. Il nie alors être un nationaliste.
Pourtant, lorsque le présentateur lui demande pourquoi il voulait imposer un système de visa aux citoyens kazakh tout en réclamant que l’Allemagne mette en place un programme d’exemption de visa pour les citoyens russes, Navalny répond : « Je vois que des gens d’Asie Centrale viennent en Russie et je ne vois pas ça comme bénéfique. »
Les indicateurs économiques et démographiques, cependant, montrent tout autre chose. La population russe est en constant déclin et l’immigration [en] vers le pays empêche ces statistiques démographiques de sombrer dans l’abîme. Avant l’épidémie de COVID-19, le pays comptait plusieurs millions de travailleurs immigrés, principalement originaires d’Asie Centrale. En novembre 2020, le nombre officiel est de 1,8 million[ru]. Il n’existe pas de chiffres exacts, cependant, car beaucoup d’immigrés viennent de pays dont les citoyens sont exemptés de visa et travaillent le plus souvent illégalement.
La présence d’immigrés d’Asie Centrale est tellement indispensable pour l’industrie lourde, pour le bâtiment et pour d’autres prestations de services, qu’en janvier 2021 le gouvernement russe a dû réitérer son besoin urgent de travailleurs immigrés originaires d’Ouzbékistan et du Tadjikistan [ru].
Si l’importance des travailleurs immigrés est un fait établi, pourquoi Navalny a-t-il alors déclaré à maintes reprises par le passé que les migrants étaient un problème, une menace même ? Le professeur Abashine explique :
Navalny est un populiste et un politicien pragmatique. L’idéologie n’est pas un principe fondamental pour lui, il préfère s’adapter à l’état d’esprit de son public potentiel. Si la société russe réclame fortement un discours anti-immigration et si ce sujet occupe une place importante dans l’opinion publique, dominant les questions concernant la guerre avec l’Ukraine, le rôle de l’Occident ou le COVID-19, je pense qu’il est capable de revenir à une rhétorique anti-immigration et xénophobe.
Rashid partage cet avis :
Il est peu probable que [Navalny] ignore l’importance des immigrés pour l’économie russe. Mais il a besoin du soutien des Russes lambda, des gens qu’il peut convaincre que le gouvernement actuel est responsable de tout ce qui ne va pas, celui-là même qui offre du travail aux migrants, ce qui explique que tout aille mal en Russie aujourd’hui.
Note de la rédaction : Cet article est la première partie d’une analyse sur l’image de l’opposant russe Alexey Navalny en Asie Centrale. Retrouvez la deuxième partie ici [en].
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Ce billet a été écrit conjointement par Filip Noubel et par Yevgeniya Plakhina et traduit par Amaryllis Prémillieu pour le réseau globalvoices.org qui l’a publié le 17 février 2021.