Dans la mémoire collective de la plupart des guinéens, les noms de Yaguine Koïta et Fodé Tounkara n’occupent aucune place. Pourtant, ces deux jeunes garçons sont des martyrs du développement manqué de la Guinée. Ils ont été emportés par la furie qui pousse des centaines de milliers de guinéens à fuir la misère et le manque d’espoir en un lendemain meilleur dans leur pays. Ils étaient nés respectivement le 25 septembre 1984 et le 6 avril 1985.
Le 2 août leurs corps furent découverts dans le train d’atterrissage arrière droit de l’avion Airbus A330-300 de la Sabena Airlines du vol 520, qui assurait la liaison depuis Conakry via Bamako, à l’aéroport international de Bruxelles. Ignorant les risques qu’ils courraient, ils s’étaient embarqués clandestinement le 28 juillet 1999, lorsque l’avion avait fait escale à l’aéroport international Gbessia de la capitale guinéenne. Pensant pouvoir résister ainsi au froid qui les attendait dans les cieux, ils avaient endossé plusieurs couches d’habits: trois pantalons, une veste, un gros pull et un bonnet.
Les autorités bruxelloises trouvèrent sur leurs corps dans des sacs plastiques leurs certificats de naissance, leurs documents scolaires, des photos et une lettre adressée aux dirigeants européens. Cette lettre fut largement publiée dans les médias du monde entier.
Quelques jours après la mort tragique de ces deux gosses, le gouvernement guinéen s’était réuni, mais principalement pour mettre en doute l’authenticité de leur poignante lettre à leurs « Excellences, Messieurs les membres et responsables d’Europe ». Depuis, il me semble qu’il y a peu d’initiatives pour célébrer leur mémoire dans leur patrie. On me signle juste une pancarte du coté de Gbessia, portant leurs noms.
Pourtant, l’exode des jeunes guinéens continue sans cesse. Ainsi, parmi les 209 migrants que l’ONG SOS Méditerranée a sauvés le 20 juillet 2016, les guinéens constituaient un des deux groupes nationaux les plus importants.
La réalité qu’ils fuiyaient reste toujours dramatique car dans toutes les statistiques comparant les différents pays du monde ou de l’Afrique, la Guinée se retrouve toujours parmi les derniers. Ainsi, n’était-elle pas 49ème sur 54 pays africains classés par le PNUD selon l’Indice de développement humain, en 2015.
L’épidémie provoquée par le virus Ebola n’explique pas tout. Le Liberia et la Sierra Leone, les autres pays le plus sévèrement touchés par l’épidémie sont mieux placés qu’elle, bien qu’étant moins dotés en ressources minières et agricoles.
Hors de la Guinée, plusieurs « Cercles Yaguine et Fode » ont vu le jour à travers le monde, autour de la mémoire de ces deux ados. Ainsi le Cercle Yaguine et Fode de Bruxelles organise régulièrement en association avec d’autres ONG des initiatives de recueillement pour la date du 2 août. En 2015, ce collectif d’associations pour la commémoration de la mort de Yaguine et Fodé comptait 13 ONG qui ont tenu la cérémonie le 2 août 2015, à Bruxelles, à Anvers et à Flagey.
Dans le Manifeste que ces associations avaient publié à cette occasion, on pouvait lire:
L’Europe doit reconnaître que l’émigration est un droit reconnu par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, un bienfait par l’enrichissement culturel qu’elle entraîne tant pour les émigrés que pour les pays d’accueil et une nécessité vitale pour la société européenne vieillissante. L’Afrique sera en 2050 le plus grand réservoir de jeunes au monde et représentera 40% de sa force active. Ce serait de la part des Européens faire preuve de peu de clairvoyance que de se priver de cette richesse dont ils vont gravement manquer.
Dans une correspondance privée, le comité d’organisation m’a confirmé que cette année [2016] aussi la commémoration aura lieu. Cette fois-ci, à l’ambassade de Guinée à Bruxelles, sise 108 Bd Reyers, 1030 Schaerbeek (STIB, station Diamant). Plusieurs personnalités africaines et européennes y prendront part.
Deux films Un matin bonne heure de Gahité Fofana (2005), une coproduction fanco -guinéenne et Il sole dentro (Le soleil dedans) du metteur en scène italien Paolo Bianchini racontent l’histoire de ces deux enfants.
Un ami, Giles Nivet, leur a dédié une vidéo portant simplement leurs prénoms, ajoutée sur Youtube, il y a un an, avec ces: mots « C’était il y a tout juste 16 ans, le martyr et l’appel au secours des deux adolescents guinéens. Ce petit hommage en vidéo est une modeste contribution et un cri de colère pour qu’ils restent toujours dans nos mémoires. »
L’ancien maire de Rome leur avait lui aussi dédié son livre intitulé « Forse Dio è malato » (Peut-être, Dieu est-il malade), dont a été tirée une vidéo par le metteur en scène Franco Brogi Taviani.
Pour comprendre la tragédie dans laquelle se débat la Guinée, il convient de rappeler la précaire situation politique qui prévalait dans la sous-région et qui continue à affliger ses habitants, en particulier les jeunes.
Contexte en 1999
Les guerres civiles en Sierra Leone ainsi qu’au Liberia avaient généré une situation de violence et d’insécurité dans cette sous région d’Afrique de l’Ouest. Selon des chiffres des Nations unies cités par Human Right Watch « une personne sur cinq (3 millions de personnes sur une population d’environ 15 millions) dans la région de la rivière Mano regroupant le Liberia (population de 2,7 millions), la Sierra Leone (population de 5,1 millions) et la Guinée (population de 7,1 millions) est actuellement déplacée et de ce fait appauvrie.1 »
En décembre 1998, suite à des élections encore truquées, émaillées de violence et marquées par l’arrestation des principaux candidats de l’opposition, le Général Lansana Conte obtenait un second mandat de cinq ans. Les ONG nationales et internationales de défense des droits humains, les violations de ceux-ci se multipliaient avec « des exécutions extra-judiciares, des « disparitions », des arrestations arbitraires et détentions préventives prolongées, des actes de torture, des coups, des viols commis par le personnel de la police et de l’armée, des conditions inhumaines dans les prisons et des atteintes contre les prisonniers et les détenus. »
Une version différente de ce billet a été publié le 1 août 2016