Ce billet est extrait du livre Construire la Guinée après Sékou Touré de Mahmoud Bah, disponible gratuitement sur le site campboiro.org. Dans l’introduction du Chapitre III Prisonniers politiques dans l’enfer du Camp Boiro (1979-1984), L’auteur avertit:
« Il n’est pas besoin d’être une personnalité politique ou de renom pour se voir jeter dans la prison du Camp Boiro à Camayenne, banlieue nord de Conakry. Femmes, enfants, vieillards, hommes de diverses conditions, y débarquent au fil des jours. De ce centre de déshumanisation et de liquidation, des milliers de Guinéens et non-Guinéens sortiront morts, mourants ou très diminués. »
Mais malgré cette triste réalité, combien de jeunes étant allés étudier à l’extérieur comme lui se sont laissés attirer par les sirènes du PDG pour aller se jeter dans la gueule du loup, en retournant en Guinée?
A 9 heures ce mardi 3 avril, nous sommes à la cuisine, nous commençons l’épluchage du manioc et l’écaillage du poisson, quand soudain, nous entendons des voix à l’entrée du Camp, du côté du poste X, des voix d’hommes qui scandent:
Le peuple Guinéen est libre!
Deux ou trois minutes après, ces hommes sont à l’entrée du Bloc, devant le portail de la prison, et martèlent plus fort leur refrain:
— Le peuple Guinéen est libre!
Un cliquetis, et le lourd et sinistre portail s’ouvre. C’est un groupe de jeunes militaires. A leur tête, l’adjudant-chef Gbagbo, beau, fier et triomphant dans sa tenue de para-commando. Bagho brandit son pistolet-mitrailleur PMAK. Il envoie une rafale en l’air. Puis, s’adressant aux prisonniers:
— Vous êtes libres! Vous êtes tous libres! Dans une heure, vous sortirez tous d’ici! Préparez-vous!
Nous nous sommes tous levés. Je m’avance vers Bagho, je lui tends la main. Voyant que sa déclaration me laisse plutôt sceptique et rêveur, il me secoue les épaules. Il sort son petit pistolet individuel et me dit:
Tu es libre, Bah! C’est vrai! Tiens ça! Tire un bon coup en l’air.
Je prends le pistolet et je tire en l’air. Le Coup de la Liberté, pour tous les prisonniers.
J’embrasse l’adjudant Bagho en lui rendant le pistolet.
Et chaque prisonnier de lever les bras et de crier
— Allâhou Akbar! Alhamdou lillâhi rabbil âlamine!
Et tout le monde de saluer les soldats, de les soulever, de les remercier. Plusieurs prisonniers se donnent quelques minutes de prière, sous la direction de Thierno Ibrahima Ditinn, notre imam du moment.
Puis chacun s’affaire. Pour éliminer de sa carcasse cette odeur caractéristique du Camp de la mort et de l’isolement, pour se faire un visage moins hirsute, moins cadavérique, pour porter le haillon le plus décent qu’il a dans sa cellule, pour prendre l’objet qu’il considère comme son souvenir le plus précieux.
Les infirmes, les paralysés et les vieux ainsi que les malades, sont embarqués les premiers. Les plus gravement malades, tel ce jeune Ivoirien dont le bras est affreusement rongé par la vermine, sont conduits à l’hôpital.
Ayant franchi le portail, les nouveaux et derniers rescapés du Camp Boiro se retrouvent devant la cour de l’école du Camp, au milieu des petits écoliers et de leurs parents…
Pendant vingt-cinq ans, les propagandistes et agents spéciaux du régime ont raconté à des générations d’enfants que, derrière ces murs hérissés de tessons de bouteilles, se trouvent des « ennemis du peuple », « des agents de la cinquième colonne », « des mercenaires … ». Et voilà que ces jeunes et leurs parents viennent prendre la main de ceux qui reviennent d’un autre monde. On se congratule, on remercie le Créateur, on hume l’air comme s’il s’était soudain purifié à cent pour cent.
Tout le monde ayant embarqué, les véhicules sortent du Camp en liesse et tournent à gauche. Un soldat annonce:
— Direction Camp Alpha Yaya!
Ainsi sortent les quelque 260 détenus qui croupissaient dans la plus sinistre et la plus meurtrière des prisons politiques.
Les véhicules roulent dans des rues désertes. Un soldat nous explique qu’un couvre-feu est en vigueur dans tout le pays. La radio a annoncé la prise du pouvoir par l’Armée ce mardi 3 avril aux première heures du jour.
�à et là, à l’entrée des habitations, des jeunes sont attroupés et crient:
— Vive l’Armée! Vive la Liberté!
Le convoi traverse les carrefours de Donka (Stade du 28 Septembre) et de Madina (marché). Des chars occupent ces carrefours et seuls les véhicules militaires peuvent circuler. De Madina à l’aéroport, le convoi roule à vive allure. Partout, en retrait de la route, des hommes et des femmes scandent:
— Vive l’Armée! Vive la Liberté!
Après une demi-heure de route, le convoi arrive au camp Alpha Yaya, situé sur une colline qui domine l’aéroport de Conakry. Le camp est très vaste. Beaucoup de militaires y vivent avec leurs familles.
Les véhicules s’arrêtent dans la cour d’un grand bâtiment à étages: tout le monde descend. Les soldats font signe d’entrer dans le hall du bâtiment. Chacun des rescapés observe ces lieux avec l’oeil de celui qui sort de l’enfer et qui aperçoit le paradis.
Quelques minutes plus tard, des hommes d’âge mûr, en tenue militaire, descendent lentement l’escalier et s’arrêtent à quelques marches du sol, juste pour dominer un peu la foule des nouveaux venus. Devant eux, un homme au visage calme et serein, au regard doux et réfléchi, une cigarette entre les doigts. Cet homme regarde ces hommes, cligne des yeux plusieurs fois, soupire ostensiblement et dit d’une voix très calme:
— La première décision du Comité Militaire de Redressement National a été de vous libérer ! Nous avons bien des choses à dire et surtout à faire ! Pour le moment, vous allez rejoindre vos familles en hommes libres. Nous nous reverrons.
Des applaudissements, des cris de joie. Des poignées de mains. Puis tout le monde se retrouve dans la cour du bâtiment. Chacun se demande à présent qui est cet homme qui vient de parler, d’officialiser la libération des prisonniers politiques. Un soldat nous précise:
— C’est le colonel Lansana Conté, président du Comité Militaire de Redressement National. Il a tenu, avec les membres du CMRN, à recevoir les derniers rescapés du Camp Boiro!
Alors, tout le monde s’empresse autour du colonel pour lui serrer la main, ainsi qu’à ses compagnons, pour remercier l’Armée d’avoir mis fin à l’odieux régime du Parti-Etat de Sékou Touré.
Les techniciens de la Radio-Télévision Guinéenne sont là, micros et caméras au poing. Ils filment ces scènes historiques dont les images seront diffusées le soir même à la télévision.
Prenant le microphone, j’exprime brièvement ma joie d’être libre, mes vifs remerciements à l’Armée et à ses chefs, ma profonde satisfaction de voir les Guinéens tourner une page si douloureuse de leur histoire.
La déclaration qui fera le plus sensation est celle d’Amadou Mouctar Baldé. Il retrouvait la liberté après quatre ans de détention:
— Je donne 100 millions et 20 camions au Comité Militaire de Redressement National ! dit Baldé.
Ces paroles ont traduit d’une part, la joie et l’enthousiasme de Baldé, d’autre part, une déficience mentale due aux souffrances physiques et psychologiques qu’il avait endurées: il n’avait ni millions, ni camions!