Innombrables ont été les formes de sadisme dont Sékou Touré a fait montre: inviter à diner sa victime pour l’arrêter le lendemain, écrire à celle-ci pour lui demander de coopérer avec sa fichue révolution, faire semblant d’ignorer les sévices auxquelles elle a été soumise, etc.
Dans l’article qui suit a été extrait du livre de Alpha Abdoulaye Diallo ‘Portos’ « La vérité du ministre. Dix ans dans les geôles de Sékou Touré« , actuellement inaccessible. Il nous montre d’autres formes de sadisme de Sékou Touré et de sa bande à humilier, à fabriquer des mensonges et à tuer.
Il est arrivé en effet, bien souvent, qu’on annonce à l’avance à certains de nos compagnons leur libération, qu’on leur rende leur fouille, qu’on les habille de tenues civiles et qu’ils attendent des heures à l’affût du moindre bruit, avant de se rendre à l’évidence que c’était un « coup pour rien ». Ce « tour » a été joué, plus d’une demi-douzaine de fois, à Mgr Tchidimbo à qui le commandant Siaka Touré envoyait un de ses collaborateurs directs pour lui dire de se préparer pour la libération. C’est là, une façon vicieuse de « saper le moral » de celui à qui l’on joue ce tour.
En principe aussi, à l’approche de la fête nationale (2 octobre, proclamation de la république de Guinée) 2 de la fête du parti (14 mai 1947, création du parti démocratique de Guinée, section guinéenne du Rassemblement démocratique africain du président Houphouët-Boigny), de la fête commémorative de l’agression (22 novembre), le commandant Siaka Touré fait dresser par les hommes de son équipe, la liste des détenus. Il souffle alors sur le bloc, un vent d’optimisme bien naïf, car généralement, ne seront libérés que des détenus de droit commun ou des « frontaliers », travailleurs saisonniers pris à la frontière et appelés aussi navetanes.
Les listes comportent toujours le nom et les prénoms des prisonniers, les fonctions qu’ils occupaient avant leur arrestation ou la profession qu’ils exerçaient, leur origine ethnique, la date de leur arrestation, le nom de celui qui les a dénoncés. Une fois établies, elles sont transmises à Sékou Touré qui les examine et coche les noms de ceux qu’il a décidé de libérer. Les heureux élus sortent généralement, la veille de la fête.
Au plus fort des arrestations, il y aura toujours des libérations. Certaines personnes, en effet, ne seront arrêtées que pour être libérées et faire croire au peuple que le régime est absolument impartial dans « ses » arrestations. Je ne mentionnerai ici cependant que les différentes libérations collectives qui auront lieu, au cours de mes années de détention :
- Le 29 juillet 1974 : libération des Allemands au nombre de trois
- Le 24 février 1975 libération des Libanais au nombre de huit
- Le 14 juillet 1975 libération des Français.
Nous apprendrons, plus tard, sans autre précision, que l’artisan de cette libération, tout comme de celle des Allemands, serait le nouvel ambassadeur de France, M. André Lewin qui aurait été un collaborateur du secrétaire général de l’O.N.U. Nous apprendrons aussi que tous les nouveaux libérés ont été expulsés de Guinée, qu’ils ont emprunté le vol de la SABENA à destination de Bruxelles d’où ils ont regagné la France.
Le général Diané Lansana, ministre de la Défense nationale, me reçoit le mardi 25 novembre 1980, aux environs de midi. Il m’embrasse et attaque aussitôt :
« Mon frère, il faut oublier tout ce que tu viens de vivre ! C’est une tranche de notre vie nationale que nous aurions préféré n’avoir jamais vécue. Cela a été un moment de folie généralisée où tout était sens dessus dessous. Et puis, il ne faut pas en vouloir à tes amis pour leur comportement pendant ton absence. Nous avons été lâches et nous ne nous sommes pas montrés à la hauteur. Mais nous avions peur, terriblement peur ! Et il faut reconnaître que la peur aussi est un sentiment humain.
« Moi qui te parle, je m’attendais à mon arrestation à tout moment. Je me couchais tout habillé et je me réveillais parfois en criant. Je faisais des cauchemars. De bonnes âmes venaient me prévenir la journée qu’on viendrait m’arrêter la nuit.
« Personnellement j’ai été très lâche, je l’avoue. Je m’en veux de ne pas avoir été fichu d’aider la famille de mon ami Sy Ibrahima 26 quand il a été arrêté. Mais (que veux-tu?) j’avais peur, très peur. Je t’assure, en prison, vous étiez beaucoup plus tranquilles que nous qui étions prétendument en liberté. »
Je l’écoute parler. Il n’a rien perdu de sa franchise habituelle, un peu brutale et qui se moque des tabous. Oui, je sais qu’il a eu peur, très peur, le jour de l’agression quand il a été fait prisonnier par les envahisseurs et depuis, car Sékou Touré lui reproche de n’avoir pas été fusillé par ces derniers. Il l’accuse de complicité avec eux. En fait, il ne doit qu’à ses liens de famille. d’être encore en vie !
Le mercredi 26 novembre 1980, Ismaël Touré me reçoit aux environs de quatorze heures. Il a un peu vieilli, rien que de normal. Ses cheveux ont blanchi. Nous ne nous sommes pas vus depuis ces journées d’interrogatoire à Boiro.
En me serrant la main, il s’efforce de sourire :
— « Tu es parmi ceux qui ont eu le moins de chance… », me dit-il.
Curieuse façon de mettre entre parenthèses tous les morts de Boiro. Je riposte :
— « Au contraire, j’ai eu beaucoup de chance… »
Il ne relève pas. J’essaie d’accrocher son regard : il est fuyant et ne s’arrête sur rien de précis. Impossible de le saisir.
La voix est calme
— « Et ta santé?
— Grâce à Dieu, elle est mieux qu’on aurait pu craindre.
— En tout cas, n’oublie pas, au cas où tu voudrais aller à Fria ou à Kamsar, on peut toujours aider, tu n’auras qu’à prévenir Ben, n’est-ce pas Ben? »
Ben-Daouda est son ami et son chef de cabinet. Il assiste à notre entretien. Il approuve. Fria et Kamsar sont les deux villes industrielles qui abritent les sociétés mixtes de bauxite, Friguia et C.B.G., et qui dépendent du ministère des Mines et de la Géologie, qui est son ministère. Elles disposent d’hôpitaux modernes où sont soignés les expatriés et les agents de ces deux sociétés.
— « Je ne manquerai pas d’aviser Ben, si le besoin s’en faisait sentir. »
L’entretien est terminé. Moins de cinq minutes. Je suis satisfait. Je sais qu’en me voyant il a été obligé de penser à tous les autres qui ne sont pas revenus. Je sais que chaque fois qu’il me reverra il pensera à eux. Certainement cela lui fera quelque chose, si tant est qu’il ait encore un reste de sentiment humain.