Voici la deuxième partie de l‘article de THIERRY CRUVELLIER ET MUSTAPHA K. DARBOE publié sur justiceinfo.net le 11 juillet 2019.
« SI VOUS SUIVEZ DE MAUVAIS ORDRES, ALORS VOUS ÊTES FAITE POUR LE JOB »
Treize mois se passent, pendant lesquels la détention est prolongée sans que le dossier de l’accusation ne se remplisse. « Elle n’a pas présenté la moindre preuve. Elle a dit qu’elle l’apporterait. On l’attend encore aujourd’hui. Il n’y en avait aucune. Ils essayaient de recruter des membres de la NIA pour servir de témoins », explique Jallow.
En novembre 1996, les élections si craintes par les putschistes sont passées et un groupe de militaires se présente à la caserne. « Les charges ont été levées, vous êtes libres, sous conditions », disent-ils aux prisonniers. Ces conditions sont au nombre de cinq, assez redondantes, se souvient Jallow : ne pas s’occuper de politique, ne pas se réunir à plus de trois personnes dans la rue, ne pas participer à des réunions politiques, ne pas apporter de soutien à quiconque occupant une responsabilité dans un parti politique, ne pas appartenir à un parti politique.
Jallow signe. On le ramène chez lui. Pendant deux semaines, deux agents surveillent sa maison. Il fait ses bagages et retourne dans sa province. Dès la fin de l’année, il quitte le territoire et se réfugie au Sénégal. En septembre 1999, il rejoint les Etats-Unis dans le cadre du programme de relocalisation américain. Il ne reviendra en Gambie qu’à la chute du dictateur, en janvier 2017.
« Elle avait peur du régime », dit aujourd’hui Batch Samba Jallow, âgé de 68 ans, en évoquant Fatou Bensouda. « Elle aurait pu démissionner ; beaucoup ont démissionné, ils ne voulaient pas faire partie de ce régime. Mais elle voulait quelque chose de plus gros. Etre ministre », attaque-t-il. « Elle n’est pas le genre de personne qui aide les gens quand ils sont dans le besoin, politiquement. Le jour de l’ouverture de la TRRC, quand elle est venue, nous étions très en colère. »
– « Devrait-elle, selon vous, être appelée à témoigner ?
– Elle le sera.
– Qu’espérez-vous qu’elle dise ?
– On devrait l’interroger sur les choses qu’elle sait. Pourquoi n’a-t-elle pas œuvré réellement sur les dossiers des Gambiens ? Elle a été contactée par la diaspora gambienne pour parler publiquement après qu’elle a quitté le pays. Elle n’a pas répondu. Jamais.
– Ne pensez-vous pas qu’elle devait suivre les ordres ?
– Si vous suivez de mauvais ordres, alors vous êtes faite pour le job.
– Et si elle refuse de venir témoigner ?
– Alors c’est autre chose. Les Gambiens sauront qu’elle a caché beaucoup de choses. »
LE CALVAIRE DE SAINEY FAYE
La petite échoppe de Sainey Faye, perdue dans le dédale du grand marché de Serrekunda, au début d’une étroite allée couverte et sombre, offre toute une gamme de savons, produits de soins traditionnels et miels. Une jeune femme allaite sur un petit banc placé sur le côté, à l’intérieur de ce petit commerce d’à peine 5 mètres carrés. Epaules larges et bras musclés, Sainey Faye a un physique résistant et un visage aux traits harmonieux, qui dégagent une égale impression de robustesse. Ses paupières supérieures, dont le gonflement donne le sentiment de clore à moitié ses yeux, donne à son regard une profondeur séduisante qu’appuie un sourire généreux. Si Batch Samba Jallow, bien que d’allure simple et modeste, a l’assurance et l’éloquence d’un éducateur, Sainey Faye a la retenue et la timidité passagère du petit commerçant.
Faye a été arrêté ce même 12 octobre 1995 alors qu’il s’était rendu à l’ambassade des Etats-Unis pour y retirer un formulaire de visa. Dans la rue principale, il se trouve nez à nez avec de nombreux civils en état d’arrestation. Et le voici embarqué à son tour. Quand les hommes qui l’ont arrêté lui demandent de s’éloigner de l’ambassade américaine vers un coin plus discret, il refuse et s’y oppose physiquement. On lui brise une jambe et on l’emmène à la station de police de Kairaba, au carrefour dit « Trafic Lights ». Puis il est transféré au siège de la NIA, à Banjul. Le haut responsable de la NIA, Marenah, lui déclare que son échoppe au marché (différente de celle d’aujourd’hui) est le lieu de réunions séditieuses. Il est déshabillé, interrogé, tabassé, reçoit des chocs électriques sur tout le corps, y compris les parties génitales. « Avant que tu nous tues, nous te tuerons », lui disent ses tortionnaires.
Le lendemain, il est envoyé à la caserne de Fajara, où il est soumis à de nouvelles menaces d’exécution. C’est là, en entendant la BBC, qu’il apprend que son groupe est accusé d’avoir aidé à un plan de renversement du pouvoir. « Nous étions tous des civils. Aucune arme, aucun document », précise-t-il.
LES TORTURES ? « TOUT LE MONDE POUVAIT VOIR LES MARQUES, PERSONNE NE POUVAIT LE NIER »
Il raconte le mois sans douche, sans médicaments et sans habits propres, avec une nourriture minimale. Il faut huit mois avant qu’il n’obtienne un avocat. Les preuves de la conspiration qui sont apportées à l’audience par la procureure Fatou Bensouda, explique-t-il, consistent en la photo de l’ancien président Dawda Jawara (renversé en 1994 par Jammeh), ainsi qu’un autre feuillet où figurent les visages des leaders de la junte avec des commentaires hostiles. C’est tout. Son avocat demande si ces documents ont été trouvés sur son client et si c’est un crime d’avoir une photographie de l’ancien dirigeant. La procureure répond que non. Mais quand l’avocat demande une libération sous caution, elle s’y oppose et invoque une menace sur la sécurité.
Témoignage de Sainey Faye devant la Commission vérité (en anglais)
Sainey Faye met en cause Fatou Bensouda dans son témoignage à partir de 1:14:50. (© The Gambia TRRC)
A l’audience, « l’un d’entre nous a été montré comme exemple des tortures infligées. Tout le monde pouvait voir les marques, personne ne pouvait le nier », témoigne Sainey Faye. A l’issue de la seconde audience, le juge ordonne la remise en liberté sous caution. Mais l’espoir est de courte durée. Une heure plus tard, la décision est revisée et Faye retourne à la caserne-prison. La procureure a invoqué un nouveau décret qui autorise les détentions de 90 jours pour raisons de sécurité.
Le premier juge nigérian est remplacé par une nouvelle juge, nigériane aussi. « La nouvelle juge a demandé à Fatou Bensouda de mettre son dossier en ordre », raconte Faye. Puis « la juge a dit qu’elle ne pouvait pas demeurer dans ce dossier. Elle s’est retirée. » La détention de 90 jours est renouvelée à deux reprises. La NIA cherche à convaincre certains membres du groupe à témoigner contre les autres, en échange de « cadeaux », raconte Faye. Puis, après treize mois, on leur annonce qu’ils sont amnistiés, sous les conditions décrites par Jallow.
Dans sa réponse à Justice Info, Fatou Bensouda nie également avoir été au courant des tortures subies par les deux témoins. Elle affirme, en outre, que ce sont ses actions qui ont mené à l’abandon des charges.
LES CONVICTIONS ET LES PRUDENCES D’ESSA FAAL
Lorsque, le 28 janvier dernier, Batch Samba Jallow a témoigné publiquement devant la TRRC et mis en cause Fatou Bensouda, le conseiller principal de la Commission, Essa Faal, a semblé pris de court et embarrassé. Essa Faal est le chef d’orchestre incisif, impeccable de préparation et volontiers intraitable, de ces audiences publiques qui ont, depuis janvier, fait de la Commission vérité en Gambie un événement national auquel est rivé le public. C’est un artisan clé du succès de ce processus de justice et de la crédibilité de ses enquêtes. C’est également un ancien membre éphémère du parquet général de Gambie, en 1994. C’est enfin un ancien collègue de Fatou Bensouda à la Cour pénale internationale. A l’audience, le dialogue entre la victime et le juriste a semblé se solder sur un désaccord sur les conclusions à tirer de l’expérience de Jallow.
– « Qui était le procureur dans ce dossier ? demande Essa Faal.
– Fatou Bensouda. C’était elle le cerveau, répond Jallow.
– Ah, elle était le procureur.
– Oui, c’était le cerveau derrière tout ce que nous avons enduré.
– Ah… Vous seriez d’accord pour dire que Madame Fatou Bensouda, si d’ailleurs c’était elle le procureur, n’a dû intervenir qu’à la fin du processus, au stade des poursuites et qu’elle n’a donc pas pu participer à quoi que ce soit qui se fut déroulé avant cela – n’est-ce pas ?
– Non, je ne suis pas d’accord. »
Il n’en a pas fallu davantage pour que les soupçons naissent d’un traitement de faveur à l’égard de l’ancienne conseillère juridique et ministre de Yahya Jammeh. Dans son bureau spartiate au siège de la Commission, Essa Faal parle avec conviction de la mission de la TRRC. « C’est important le pardon, c’est une manière plus sûre d’accéder à la vérité », explique-t-il. Faal s’ouvre tout aussi aisément à l’autocritique. « Chacun de nous a contribué. Notre silence y a contribué. Surtout les intellectuels. Nous voyions les mauvaises lois. Si nous nous en plaignions, c’était à la maison. Personne ne disait rien et cela a encouragé le dictateur. Il a continué à pousser le bouchon », dit-il. Interrogé au sujet de la mise en cause de son ancienne patronne à la CPI, Essa Faal répond pourtant sans hésiter : « Il s’agit d’une situation malheureuse. La personne [le témoin] ne comprend pas vraiment. Ils disent des choses qu’ils ne comprennent pas. Accuser Fatou Bensouda d’être responsable de tout ce qu’ils ont enduré serait un peu injuste. »
L’EXPLICATION DU MINISTRE DE LA JUSTICE
Interrogé sur la BBC, le 30 juin, le ministre de la Justice Abubacarr Marie Tambadou suit la même ligne qu’Essa Faal. Tambadou est un autre acteur crucial du processus de justice en Gambie. C’est lui qui a imposé Faal à son poste. C’est lui qui donne du muscle à la TRRC chaque fois qu’elle en a besoin, renforçant la crédibilité de la Commission. Son soutien au processus est infaillible. Mais il a également travaillé au parquet général à la fin des années 90, avant de passer au privé et de se distinguer dans la défense des droits de l’homme. Et il a aussi travaillé au TPIR en même temps que Fatou Bensouda, puis sous les ordres d’Hassan Jallow, ancien procureur général du TPIR (et supérieur de Bensouda) et aujourd’hui président de la Cour suprême. Interrogé sur le fait que Fatou Bensouda devrait ou non être appelée à témoigner devant la TRRC, Tambadou répond : « C’est à la TRRC de décider. Mais cela étant dit, en tant qu’observateur attentif de la TRRC, je sais que la procureure Fatou Bensouda n’a pas été citée de manière très crédible. Nous devons nous souvenir qu’elle était seulement une procureure au niveau de l’Etat et que, par conséquent, elle n’intervenait qu’à la fin de tout processus judiciaire. »
Fatou Bensouda assure qu’elle « n’aurait aucune réticence » à comparaître devant la Commission vérité, qu’elle « n’a rien à cacher et sa conscience est claire ». Mais elle laisse planer le doute sur le fait que sa position actuelle à la CPI pourrait ou non l’empêcher de comparaître.
« ELLE DOIT PARLER »
Sainey Faye, âgé de 65 ans, n’a jamais perdu le boitement hérité de ses mauvais traitements en 1995. Et il n’a aucune hésitation sur la question de savoir si les responsabilités de Fatou Bensouda au cours de la période où elle a servi la dictature devraient être débattues publiquement. « On nous a dit qu’elle ne faisait qu’assurer son poste et que c’était son devoir. Mais pour nous, elle n’a pas été bonne. Elle a été dure avec nous », rappelle-t-il. « Elle devrait venir. C’est une juriste. Elle devrait faire la lumière sur la façon dont les gens étaient accusés, le manque de preuves. Qu’elle parle de notre dossier, de la façon dont elle le voit et de la façon dont nous étions traités, illégalement.
– Souhaitez-vous qu’elle exprime des regrets ?
– Oui, si regrets il y a. Je pense qu’elle viendra. Elle a fait partie du système, de bout en bout. Elle doit parler. »