Ce billet est extrait du chapitre intitulé Quatrième partie N° 49, Cellule de la diète noire du livre de Ousmane Ardo Bâ, Camp Boiro. Sinistre geôle de Sékou Touré. L’auteur y traite du mécanisme par lequel les témoignages extorqués aux pauvres victimes étaient portés à la connaissance du public, sa crainte pour les conséquences d’avoir succombé aux tortures et avoué ce que ses geôliers voulaient, une description du Camp Boiro, des hurlements des prisonniers qui subissaient les tortutres, etc.
Les jugements étaient « conditionnés » et dits « populaires », les instances suprêmes du parti démocratique de Guinée: Bureau Politique et Comité Central devaient, au nom du peuple, infliger à « l’inculpé » dont « l’aveu » avait été radiodiffusé ou publié dans Horoya, l’organe de presse du parti démocratique de Guinée, la peine de mort. Dans certains cas, c’est au responsable suprême de la Révolution de prononcer la sentence, au nom du Haut Commandement. Cela a été le cas de Ibrahima Sory, exécuté au mois de mars 1972 à Kantoutou, un quartier du village de Saaré Bhoïdo. Et jusqu’au moment où les douze carabines SKS chinoises le firent taire à jamais, Ibrahima Sory ne cessa de hurler son innocence.
Moi qui avais reconnu être un espion, qu’allais-je devenir ? La potence, comme les « mercenaires » de la dite agression ou le poteau comme les « éléments de la 5e colonne » exécutés au coeur de la nuit et dans l’anonymat …
Il se faisait très tard quand la porte de la cellule s’ouvrit, cette fois sans aucun bruit. Mon sang se glaça dans mes veines, ma gorge se serra et une terrible peur m’enveloppa tout entier. Le geôlier arme au poing restait fiché devant la porte sans dire mot. Son mutisme augmenta ma terreur. Quand d’autres pas se mirent à résonner sous la véranda, venant vers le geôlier qui braquait toujours son arme dans la cellule, j’eus alors la conviction que c’était pour le peloton d’exécution. Une sueur froide m’inondait le visage et coulait le long de ma colonne vertébrale.
Je restais recroquevillé et l’esprit presque brouillé, je ne pouvais penser à rien, sinon au peloton d’exécution et aux détonations, aux carabines qui me feront trépasser comme tant d’autres victimes innocentes.
La lumière s’alluma et l’un des geôliers pénétra à l’intérieur de la cellule, m’observa un instant, puis ordonna sèchement: « Lève-toi et prends ta tinette, pour aller faire la vidange ». Cette fois, sans me soucier de mes mains qui me faisaient si mal, je me hâtai d’exécuter son ordre, comme un robot. Cet effort allait se faire sentir un peu après avoir franchi la porte de la cellule, et malgré ma volonté, je déposai la tinette. De terribles douleurs me lacéraient les doigts, les paumes des mains et les poignets.
— Prends ça et suis le tuyau de caoutchouc pour faire la vidange maugréa derrière moi la sentinelle.
En effet, un long tuyau en caoutchouc serpentait au milieu du couloir pour aller aboutir à un trou situé sur le mur du petit bâtiment du fond de la cour. Péniblement, je traînais avec la tinette vers le lieu indiqué, suivi de près par le geôlier qui braquait son arme sur moi. Malgré mes douleurs, ma sortie me permit de continuer la reconnaissance de la prison.
Des cellules se succédaient après la mienne. Lentement je passai à la hauteur de la cellule n° 54 puis de la 55, la 56 et ainsi de suite, jusqu’à la 60, la dernière cellule de ce bâtiment. Celui-ci abritait quatorze cellules, de la première, n° 47, à la dernière, le n° 60.
Une allée croisait le couloir et formait ainsi un carrefour où était planté un avocatier. Furtivement, je jetai un coup d’oeil à ma droite et je constatai que les deux bâtiments d’en face cachaient deux grands bâtiments qui abritaient tous des cellules et le poste de police où se trouvait le couloir éclairé par de puissants projecteurs. Avec le deuxième bâtiment de la gauche continuaient les cellules, venaient les n° 61, puis 62, ainsi de suite jusqu’au dernier numéro 76 qui était du côté des W.C. des geôliers.
La latrine était dans ce petit bâtiment au fond de la cour. Donc si la prison ne comptait que ces six bâtiments, cela voulait dire qu’elle ne comptait que soixante-seize cellules où étaient entassés trois ou sept personnes, environ cinq cents prisonniers dans le meilleur moment d’accalmie de la chasse à l’homme.
— Rentre dedans, me dit l’agent et surtout fais attention, il ne faudra pas tomber dans la fosse. Tu videras la tinette dans la fosse et tu laveras avec l’eau qui coule du tuyau suspendu et le tout doit se faire rapidement, 53.
A peine eus-je pénétré dans cette pièce qu’une odeur nauséabonde m’oppressa les poumons et l’envie de vomir me vint. Pieds nus, je pataugeais dans ce mélange de selles, d’urines et de sables et parvint à exécuter cette dégoûtante opération qui allait être désormais quotidienne.
Nous regagnâmes au petit trot la cellule et ils s’empressèrent de me boucler. Un peu rassuré de ne pas encore avoir été envoyé à la potence, je poussais un « ouf » de soulagement. Cette nuit-là je ne fermai pas les yeux et me mis aux aguets comme un animal traqué. Dès l’aube, le ramassage des gamelles réveillait tous les prisonniers qui avaient réussi à fermer les yeux. Après leur passage, les damnés du Camp Boiro commençaient à faire leur prière du matin. Parfois des voix fatiguées et tremblotantes troublaient la sérénité de l’aube et s’envolaient avec ferveur et espoir vers Allah, le juge suprême du jour du jugement dernier.
Puis recommençaient les mêmes activités que celles de la veille: distribution du café, le service d’eau, la distribution du repas à quatorze heures ou au-delà, puis les hurlements des geôliers.
Le matin après le déjeuner, le toc-toc du téléphone arabe me sortit de mes rêveries. Avec précaution, je me dirigeai vers le trou d’écoute.
— Bonjour mon Commandant, lui dis-je.
De l’autre côté du mur, la voix calme et limpide du commandant Sylla, l’ex-chef d’état-major de l’armée de l’Air, répondit:
— Bonjour Ousmane et comment vas-tu, mon petit ? Ces jours nous éviterons au maximum de communiquer car l’atmosphère est chargée d’électricité, ça gronde à tout moment. Donc restons sages.
Je voulus poser d’autres questions, mais mon interlocuteur ne me le permit pas. Rapidement les pas de mon ami regagnaient la porte de sa cellule. En effet, il y avait des changements dans la forteresse. Depuis trois jours je constatais que les hurlements des après-midi avaient redoublé d’ardeur et que tous les geôliers étaient en tenue de combat, casque en fer, poignard, cordage, menottes et grenades étaient accrochés à leur ceinturon Les distributions de nourriture et de l’eau étaient faites par une véritable armada. Au cours de mes sorties, la nuit, pour la vidange, j’avais pu remarquer plusieurs mitrailleuses mises en batteries dans les allées et devant le portail, mise en scène pour de prochaines arrestations spectaculaires.
Les nuits, des hurlements et des cris emplissaient toute la prison. Vers l’aube, ceux qu’on ramenait de la salle de torture invoquaient le nom d’Allah ou de leur maman. Avec cette situation, la peur me gagna davantage car, avant mon arrestation, je savais déjà la tension qui planait au-dessus de la Guinée.
Les jours et les nuits se succédaient sans que l’atmosphère ne s’éclaircisse. Chaque nuit des arrestations s’opéraient. Cette nuit un inquiétant remue-ménage s’effectua à la cellule 54, les malheureux qui l’occupaient furent tirés de leur sommeil et conduits vers d’autres lieux et les cellules suivantes furent rapidement vidées de leurs pensionnaires. Un véhicule garé dans la cour klaxonnait pour manifester son impatience.
Les geôliers se mirent à courir vers la jeep modèle russe, haute sur roues. Malgré la peur, je me traînai jusqu’au trou de la porte. En face de moi était immobilisée la jeep bâchée du Comité révolutionnaire, une dizaine d’agents en armes l’entouraient et je reconnus Traoré Kaba et Oularé. Tous deux gesticulaient et ordonnaient à la victime de descendre. Apparemment, cette dernière refusait d’obéir. Alors trois agents la tirèrent si brutalement qu’elle tomba lourdement. Aussitôt les autres entourèrent le malheureux sur le sol et se mirent à le rouer de coups de pieds et de coups de crosse. Muet comme une ombre, il ne poussait aucun gémissement.
Quand ils le jugèrent suffisamment maté, Oularé leur fit signe d’arrêter la bastonnade et vint relever la victime, la tirant par les menottes tout en la traînant vers la cellule. A leur approche, je distinguai le visage ensanglanté de l’homme menotté, c’était un militaire en uniforme. Il fut jeté dans la cellule 54, verrouillée immédiatement.
La jeep effectua cette nuit plusieurs va-et-vient dans le bloc et chaque fois une nouvelle victime fut débarquée et séquestrée.
Les nouveaux damnés connurent d’affreuses heures dans la « cabine technique ». Chaque nuit ils venaient chercher mon voisin dans la cellule 54 pour ne le ramener qu’à l’aube, de la salle de torture.
Avec les jours qui passaient, grossissaient le nombre des prisonniers. Toutes les nuits les interrogatoires se faisaient sans interruption et avec la même cruauté.