Je trouve le livre Prison d’Afrique, Jean-Paul Alata particulièrement riche en informations car, sans être parmi ceux qui torturaient, il a servi de greffier comme il se qualifie lui-même lors des interrogatoires et il a aidé les prisonniers à rédiger leur déposition selon la volonté des geôliers. En observateur critique de ce qui se passait autour de lui, il a su décrire avec clairvoyance les faits comme il les voyait dans la cabine technique d’où le prisonnier ne pouvait sortir qu’encore plus coupable, sans pour autant avoir commis aucun des actes répréhensibles dont il s’accusait. Il a aussi pu communiquer avec un grand nombre de ces innocents comme lui que la barbarie d’un régime avait fait irruption d’une manière tragique dans leur existence quotidienne. Y ayant survécu pendant 4 ans et demi, il nous laisse un témoignage riche. |
Dans l’univers concentrationnaire, il faut se garder de se plaindre de son sort. Boiro est, paraît-il, un camp privilégié ! On trouve des prisons pires. Dans la cellule contiguë, Traoré Idrissa vient d’entrer. Haut responsable politique de la Jeunesse nationale, on l’a démis du secrétariat général d’une instance internationale pour le jeter, il y a trois ans, à Kindia. Il vient d’être transféré, pour soins. Presque aveugle, ce qu’il raconte des conditions des prisons de l’intérieur fait dresser les cheveux sur la tête. La famine y est endémique.
La première année, ils ont eu une louche de riz par jour, pas de café, de pain ni de sauce. Quelques comprimés d’aspirine pour tout le camp constituaient le stock pharmaceutique. Il a compté les morts par centaines. Chaque matin, dans la grande salle commune où une soixantaine de détenus couchaient sur les bat-flanc de ciment, on sortait deux ou trois cadavres. Il dresse une liste impressionnante pour ceux qui l’écoutent.
Diop, le joyeux Sénégalais, restaurateur célèbre à Conakry, mort de dysenterie, Touré l’ancien gouverneur de Dinguiraye, encore un des fondateurs du Parti, également emporté par la diarrhée… Affamés, ne tenant plus sur leurs jambes, les prisonniers redoutent ces violentes coliques qui les vident, à tous les sens, en deux jours.
Traoré leur a apporté une autre nouvelle tragique. Les transférés d’octobre 1971, les quelque deux cents prisonniers qu’on croyait envoyés à Kindia, du moins selon les assurances des gardes, n’y sont jamais parvenus. De son côté, Traoré s’attendait à retrouver, à Conakry, une bonne centaine de compagnons enlevés nuitamment de Kindia à la même date et qu’on prétendait descendus à Boiro. Jamais on n’en a entendu parler, ni au bloc, ni à l’annexe. Où sont-ils ? ? Dans quelle géhenne ou vers quelle mort sont-ils partis ? Personne ne le saura. Où sont Barry Sory, Paul Abbas, Diallo « m’en parler » , Tounkara Tibou ? Traoré se trouve heureux à Boiro. Il y a, au moins, un peu plus de riz qui colmate l’estomac.
Ce n’est pas le riz qui sauvera Fassou à la 46. Enlevé en deux jours il n’arrêtait pas de faire sous lui. Ses compagnons de cellule devaient se borner à empêcher qu’il ne se salisse trop. Une plainte continuelle s’échappait de ses lèvres, faible comme un gémissement d’enfant. Il est mort, sans avoir repris connaissance, éteint. A la fosse commune, ce lieutenant de gendarmerie de trente-quatre ans, jamais interrogé, ignorait encore ce qu’on avait décidé de lui reprocher.
Cette fin ressemblait si étrangement à celle d’un cholérique que le capitaine a pris peur. Il se souvient qu’il y a un an, une épidémie a enlevé plus de cent détenus, en huit jours, à Kankan et qu’on a été obligé de répartir la poignée de survivants entre Boiro et Kindia. Il décide une vaccination générale.
Le rythme des disparitions par « dysenterie » sera largement enrayé après cette mesure mais quelques mois seulement, il reprendra ensuite.
On mourra quand même tous les jours. Les détenus savent exactement le nombre des morts. Tout s’arrête de la vie du camp dès qu’un cadavre est signalé. Si les gardes avaient quelque menue corvée à exécuter, ils stoppent. Les portes sont toutes bouclées, même celles des « O ».
Mais ces imbéciles n’ont pas encore remarqué que la lucarne de la cellule 23 donne sur la porte de la morgue 50. Aux aguets pour tous ses compagnons, l’occupant de la 23 renseigne le camp. Le cadavre est enlevé de la cellule où on l’a trouvé. On le transporte à la 50. Une toilette sommaire lui est faite au tuyau d’arrosage, par les hommes de corvée, on l’enveloppe dans quelques mètres de mauvaise percale. L’ambulance vient le chercher. Il disparaît. Personne ne saura jamais où il repose. Ses proches ne pourront pas se recueillir sur sa tombe. Le nombre des disparitions s’accroissant, on décidera plus tard de dresser une table en ciment dans le jardin potager pour faire plus commodément la toilette mortuaire.
La quatrième année, les gardiens ont affecté une deuxième cellule de l’arrière, les métalliques, comme on les appelle, car leur porte est en fer, à un usage non moins sinistre. Ceux que le médecin considère comme perdus y sont transportés. Personne n’assistera à leur fin que d’autres moribonds. Et c’est plus près de la 50 !
Le principe du paravent des hôpitaux. Les prisonniers ont vite compris. Ils refusent, s’ils ne sont pas entièrement inconscients, de se laisser transporter. Quand ils sont vaincus, ce n’est plus très long. En général deux jours suffisent pour qu’ils fassent le dernier voyage.
Pendant ces « enterrements » la vie du camp est suspendue: « Il y a du travail », disent les hommes de garde quand on les interpelle.
« Un mort », soufflent les prisonniers de corvée.
Le rythme s’accroît car la morgue du bloc sert à l’annexe. La disposition des pièces au château ne permet pas une manipulation discrète des corps.
Or la mort des détenus politiques en Guinée est secrète. Il faut la leur voler comme on a volé leur vie. Ils n’ont pas davantage le droit de mourir que celui de penser. Personne ne doit savoir qu’ils sont morts. Personne ne doit, jamais, prévenir les familles, qui attendront toujours le retour de ceux qu’on a jetés, un soir, à la fosse commune.
N’est-ce pas normal, d’ailleurs ? Si les parents sont bons révolutionnaires, ils doivent les avoir déjà oubliés, ces malheureux ! S’ils ne le sont pas, si un père, une mère, une femme ou des enfants s’obstinent à croire le disparu innocent, alors qu’ils meurent d’angoisse à petit feu. Quelle importance !
Les morts de l’annexe sont donc ramenés à la 50 pour y être préparés.
Un jour, il y eut le ressuscité. Déclaré un peu trop rapidement décédé par le médecin du camp, Dramé s’est éveillé au moment où on le jetait à la fosse. L’étrange est qu’on l’ait ramené au camp. Il s’en est tiré ! Par lui on sait désormais où se situe le charnier et l’odeur épouvantable qu’il dégage!