Ce billet est tiré du chapitre VI, intitulé La nouvelle vague, du livre Prison d’Afrique de Jean-Paul Alata. L’auteur nous décrit les nouvelles conditions de vie que créa l’arrivée massive de nouveaux prisonniers, parmi eux de nombreux anciens ministres et hauts cadres.
Une nuit, peu avant l’extinction des feux, il y eut grand branle-bas. On entendait des bruits de châlits traînés, de gamelles et de pots heurtés.
Tout à coup, la porte du 23 s’ouvrit, Cissé passa la tête.
— Pousse ton lit le long du mur, fit-il. Il faut la place de l’autre côté.
Puis il disparut laissant la porte ouverte. Ce fut au tour du 24 et, quelques minutes plus tard, je vis apparaître deux hommes de corvée porteurs d’un lit. Ils le déposèrent dans la cellule ainsi qu’un pot de chambre, une gamelle à eau et, enfin, tout éberlué, apparut Henri, tenant sa couverture serrée sur sa poitrine.
On regroupait les détenus en pleine nuit. Si les Européens se retrouvèrent, après l’opération, à deux par cellule, les Africains furent entassés à quatre et jusqu’à six. L’isolement de ces six derniers mois avait été si éprouvant que personne ne songea, sur le moment, à se plaindre. Tous manifestèrent leur joie d’avoir un compagnon à qui parler sans plus craindre la mise à la diète.
Cependant les conditions matérielles venaient ainsi d’empirer de telle manière qu’elles devaient coûter la vie à plusieurs d’entre nous. L’aération, déjà difficile pour un seul occupant, devint un problème insoluble. La lucarne de deux décimètres carrés était insuffisante pour renouveler l’air qui prit une épaisseur presque matérielle. Que dire des chambres à cinq ou à six? Les occupants furent contraints à se coucher … le nez sous leurs déjections.
Les odeurs dégagées par l’entassement de ces corps toujours aussi peu lavés, du linge sale et envahi par la vermine et des seaux hygiéniques sans couvercles, formaient un remugle ignoble dont je sus qu’il me poursuivrait toute ma vie.
Mais je n’étais plus seul et croyais encore en la vertu de l’amitié. J’avais besoin d’un camarade à mes côtés et me laissai aller à mon désir profond de m’épancher. Je trouvai, en Henri, un auditeur complaisant, et crus, enfin, édifier une amitié solide dans cette géhenne.
L’entassement était rendu nécessaire par l’afflux de nouveaux prisonniers — plus d’une centaine — qu’il fallut empiler, eux aussi, dans des cellules libérées de leurs anciens occupants.
Il y avait une différence d’essence entre les deux catégories de détenus. Les arrivants n’avaient pas encore été interrogés, et contrairement à ce qui s’était passé depuis janvier, on ne les mit pas d’office à la diète. Ils se croyaient tous innocents et on leur avait interdit de communiquer avec les anciens. Ils eurent la naïveté, au reçu de cette consigne, de penser: « Bien entendu, ce sont des criminels qui ont avoué. Nous les avons entendus à la radio, nous avons lu leurs dépositions dans Horoya, alors que nous, nous n’avons rien fait! »
Il fallait, en réalité, éviter que les anciens ne les mettent trop vite au courant de la triste réalité.
Le train-train si monotone du camp se trouva bouleversé. La discipline revêtit une vigueur nouvelle. Le règlement était appliqué à la lettre. Distributions d’eau et d’aliments se faisaient sur le pas de chaque porte ouverte; chacune, après fermeture de la précédente. Il était strictement interdit d’essayer de jeter un regard sur les occupants des autres cellules. Les conversations entre cachots voisins furent plus surveillées. Les rondes se firent fréquentes.
Pourtant, ces excès de précautions avaient des conséquences imprévues. Pour commencer, la garde-chiourme dut abandonner la pratique de la vidange nocturne. Elle aurait pris beaucoup trop de temps. Le dérangement imposé aux prisonniers n’entrait pas en ligne de compte mais le maintien sur pied, toute la nuit, d’une équipe importante de surveillants aurait perturbé le fonctionnement normal du camp. Il était tout de même plus agréable de faire cette petite « promenade » en plein soleil, plus facile aussi de capter au passage les appels des camarades, de surprendre leurs noms, les menues informations.
Les douches se prenaient par cellule. On y éprouvait plus de plaisir et, curieusement, moins de gêne. Un homme qu’on oblige à se dénuder, seul, devant un aréopage gouailleur, se sent profondément blessé, humilié. En compagnie restreinte, on se raille l’un l’autre et on essaie d’oublier cet abaissement. On pouvait bavarder sous la douche ou au cours du lavage de linge.
Un clivage s’était opéré instinctivement parmi la population du camp. Comme chez les potaches, au régiment, il y avait désormais les anciens, et les bleus. Ce n’était pas seulement l’illusion de leur innocence affichée par ces malheureux qui les séparaient des anciens condamnés, c’était un curieux sens du « home » que ceux-ci avaient inconsciemment acquis. Il se créait une complicité bizarre entre les détenus de janvier et les gardes. Nous avions la même tendance à rire des erreurs des bleus et les surveillants se mirent à favoriser cette partition en accordant ouvertement de petits avantages aux anciens.
J’en pris conscience avec un profond dégoût et en fis part à Henri.
Ma parole, on se sent « chez nous »! Nous réagissons comme des gens gênés dans leurs petites habitudes par des touristes encombrants.
— C’est une réaction naturelle, me répondit mon compagnon. Dans quelques jours tout va s’uniformiser. Les deux groupes s’intégreront.
L’osmose souhaitée était retardée par notre connaissance à nous, anciens, du processus judiciaire adopté au camp. Tant qu’il n’y aurait pas eu interrogatoire, les nouveaux, eux-mêmes, refuseraient tout contact. Il était inutile de chercher à provoquer leur confiance.
La frontière de l’innocence passait ici par la cabine technique! Quant à nous, nous n’avions plus qu’à attendre les événements. Toute cette agitation ne nous concernait plus. Aux malheureux bleus à connaitre la diète prolongée et la technique des aveux spontanés.
D’où naquit donc l’angoisse? Personne ne put jamais dire qui posa le premier, la question. Peut-être la réflexion mûrit-elle, en même temps, chez tous. Toujours est-il qu’un jour le problème se trouva unanimement posé. Cette relance des arrestations ne correspondait-elle pas à une aggravation de notre propre situation? Certains demeuraient optimistes; ils utilisaient l’argument le plus noir, celui de la condamnation à perpétuité pour objecter que rien désormais ne pouvait nous affecter mais la menace était en l’air et tous la sentaient. Si le pays s’était engagé dans l’apaisement qui suivait normalement toute grande affaire judiciaire, les autorités auraient été incitées à la clémence. Le renouveau répressif remettait sine die cet espoir.
— Ces six mois d’enfer que nous venons de vivre ne comptent plus, me disait Henri. Nous sommes revenus au point de départ!
Deux convois portèrent l’angoisse à son comble. Ce fut, d’une part, des Européens de toutes les nationalités qui doublèrent l’effectif des prisonniers blancs et, d’autre part, de grands noms de la politique guinéenne. En deux semaines, les prisonniers virent entrer au bloc plus de trente ministres et ambassadeurs, sans compter de nombreux hauts fonctionnaires de tout rang.
Notre nouveau voisin, ancien ministre, me confia, un soir:
— C’est très mauvais pour nous, tout ça, Alata. Du moment que les arrestations continuent, on ne prendra plus de gants avec personne. Il y a trop d’Européens arrivés au camp. Chez nous, j’ai compté déjà quatorze ministres; en janvier nous n’étions que quatre.
— C’est peut-être la grande purge annoncée depuis trois ans, lui répondis-je. Mais, à nous autres, que peuvent-ils faire? Ils ne vont pas transformer notre condamnation. S’il y a de nouveaux éléments ce sera en notre faveur. Il y aura peut-être révision?
—Tu rêves tout éveillé, fut la réponse brutale. Cela m’étonne de toi. Tu es suffisamment proche du président pour savoir que rien ne l’arrête, jamais. Ils ne peuvent pas transformer notre condamnation. Ils se pour condamner à mort les rescapés de 1969 qui étaient ici lors de l’agression?
Deux semaines encore s’écoulèrent, plus lentement qu’autrefois, trop marquées de cris et de hurlements. Nombreux étaient maintenant les révoltés. Ils commençaient à abandonner leur candeur naïve et à soupçonner qu’ils n’avaient aucune pitié à attendre d’avoir assisté, étant en liberté, à la pendaison publique d’une centaine d’hommes et de femmes et d’avoir entendu prononcer la condamnation à perpétuité de tous les autres détenus leur laissait augurer peu de bien de leur avenir. Dès que leur sens politique se réveillait, après le choc causé par l’arrestation, ils se savaient perdus, se voyaient déjà promis au pire. Le sort des pendus du Pont Tumbo les hantait.
Autrefois lors des précédentes « promotions » comme les qualifiaient en ricanant leurs gardiens, les échelles de peines étaient larges. Tous pouvaient conserver des illusions. Maintenant, les plus obtus perdaient espoir. Il n’y avait aucun moyen terme entre la liberté immédiate et la détention à vie. La potence finissait par apparaître comme un soulagement.
Les nouveaux Européens se dégelèrent aussi. Ils confièrent à leurs frères de race ce qu’ils craignaient confusément : aucune des grandes puissances n’avait pris leur défense. lls gardaient tous, peuples et gouvernements, de Conrart le silence prudent. Ils étaient abandonnés du monde entier.