L’Internet ukrainien peut-il résister aux attaques et aux destructions à long terme de la Russie ?
Internet est devenu l’arme la plus importante de l’Ukraine, tant elle domine dans la communication sur le déroulement de la guerre et résiste à la désinformation russe
En Ukraine, l’Internet est devenu le principal front de défense face à l’invasion russe. Par ce biais, les militaires informent les Ukrainiens sur les attaques russes imminentes, l’aide humanitaire est organisée, les cyberjusticiers se rassemblent et le reste du monde est informé de la guerre. C’est devenu l’arme la plus importante de l’Ukraine, tant elle domine dans la communication du déroulement de la guerre et résiste à la désinformation russe. Grâce à Internet, les compagnies occidentales à l’instar de Microsoft ont pu analyser et corriger les vulnérabilités des réseaux ukrainiens, créant ainsi une défense efficace contre les cyberattaques de Moscou. Bon nombre d’experts s’interrogent sur la raison pour laquelle la Russie n’a pas tenté de détruire les infrastructures Internet ukrainiennes.
En 2014, le contrôle par la Russie des réseaux Internet de la Crimée a été la cause majeure du succès du référendum qui s’était soldé par le rattachement de la péninsule à la Fédération de Russie. Moscou s’attendait à ce qu’une manœuvre similaire fonctionne lors de l’invasion en Ukraine. Depuis le 24 février, Vladimir Poutine s’appuie sur l’Internet ukrainien pour organiser un mouvement d’opposition interne contre Volodymyr Zelensky et inciter les Ukrainiens à prendre les armes contre leur propre gouvernement. Si l’appel de la Russie n’a pas été entendu par la plupart des Ukrainiens, il a convaincu certains d’entre eux, car ces derniers aident l’armée russe en marquant des terrains d’atterrissage et des cibles de bombardement.
Si la guerre s’éternise et que la Russie reste incapable de contrôler l’opinion des Ukrainiens, l’option de prendre pour cible les infrastructures de télécommunication serait envisageable. Pour l’instant, la plupart des manœuvres militaires russes visent les concentrateurs Ethernet urbains de l’Ukraine. Par anticipation, les entreprises et gouvernements du monde entier ont aidé les Ukrainiens à renforcer leurs réseaux de communication. L’Américain Elon Musk, magnat des affaires, a fait don d’un nombre inconnu de systèmes de communication par satellite Starlink en cas de dysfonctionnement d’Internet. Les opérateurs de télécommunication européens ont offert des services gratuits aux Ukrainiens. Bien que gentils et utiles, ces gestes s’avéreront vains si la Russie décide d’attaquer la fibre optique et les câbles sous-marins.
L’état des infrastructures Internet de l’Ukraine
Le cyberespace peut être compris sur trois niveaux. Le premier et le plus essentiel est l’infrastructure physique : les câbles sous-marins de la fibre optique et les satellites qui transmettent les données. Le second niveau se compose de protocoles qui permettent aux ordinateurs et aux sous-réseaux de communiquer entre eux : le système de nom de domaine (DNS), les protocoles TCP/IP et BGP. Ces deux niveaux sont extrêmement vulnérables étant donné qu’il y a possibilité de bombarder la fibre et les câbles sous-marins, pirater les serveurs DNS et détourner le trafic avec IP.
Le dernier niveau se compose des destinations familières aux utilisateurs. Nous pouvons citer entre autres : les sites gouvernementaux, Telegram et Facebook, etc. Il s’agit là du niveau le plus fiable, car il y a la possibilité de créer des sites miroir, supprimer les informations fallacieuses et restaurer les pages piratées. Les réseaux virtuels privés ( RPV ) intervenant au deuxième niveau peuvent être exploités pour contourner les restrictions des sites Web du troisième niveau.
Le premier niveau, l’infrastructure physique, est le plus à même d’influencer la dynamique des conflits militaires sur le terrain. Le rôle principal des nœuds Internet est d’abriter des « systèmes autonomes (SA), un ensemble connecté de [nœuds] de routage du protocole Internet (IP) que les opérateurs de réseau contrôlent et qui définissent la politique de routage vers l’Internet ». Le contrôle des systèmes autonomes permet à l’opérateur de restreindre ou détourner le chemin des données. Au cas où la Russie prendrait le contrôle de Mariupol, Zaporizhia, Dnipro et Odessa, elle pourrait presque entièrement contrôler le flux du trafic Internet de l’Ukraine.
Pourquoi la Russie n’a-t-elle pas attaqué les réseaux de télécommunication de l’Ukraine ?
Le 24 février, le jour de l’invasion russe, l’Ukraine a été confrontée à des pannes d’Internet généralisées. Le fournisseur d’accès à Internet Triolan, qui dessert la majeure partie de l’Ukraine et en particulier Kharkiv, a subi des cyberattaques contre ses installations, causant ainsi des pannes partielles. Les serveurs DNS de Triolan, qui acheminent le trafic des appareils vers les sites Web, ont été partiellement bloqués.
Depuis le début de la guerre, l’Internet ukrainien est resté pratiquement intact, et les pannes restent locales. Lorsque l’armée russe a occupé Zaporizhzhya le 7 mars, elle a déconnecté les réseaux mobiles et Internet. Notons que la ville abrite la plus grande centrale nucléaire d’Europe et constitue l’un des principaux nœuds de télécommunication de l’Ukraine. En réponse à cette occupation, l’Agence internationale de l’énergie atomique a fait savoir que « les lignes téléphoniques, les courriers électroniques et les télécopies ne fonctionnaient plus », empêchant ainsi toute communication avec la centrale nucléaire.
Déconnecter la totalité des réseaux Internet de l’Ukraine revient à mettre hors service plusieurs fournisseurs d’accès Internet du pays. Cela peut se faire soit par des cyberattaques en continu, soit par des bombardements directs. Lanet, un FAI ukrainien de haut débit a subi des pannes dans la ville de Sievierodonetsk lorsque ses câbles ont été endommagés lors des combats. Malgré quelques attaques visant des tours de télévision, les principaux services de télécommunication d’Ukraine n’ont pas encore été attaqués. Il y a deux raisons possibles à cela.
Tout d’abord, les infrastructures de télécommunication ukrainiennes résistent aux attaques russes. La distribution de l’Internet ukrainien est décentralisée. En raison de l’absence de réglementation dans les années 1990, de nombreux fournisseurs d’accès à Internet (FAI) indépendants ont mis en place des réseaux dans tout le pays sans une véritable concurrence. Plus de la moitié des internautes ukrainiens sont couverts par un réseau détenant moins de 1 % du marché national. Contrairement à la plupart des pays du monde, l’Internet ukrainien est extrêmement local, avec peu de points de contrôle.
En outre, depuis 2014 les réseaux de télécommunication de l’Ukraine ont connu des améliorations. À la suite de l’invasion de la Crimée et du Donbas, le département de la cyberpolice a vu le jour afin d’améliorer les capacités numériques de l’Ukraine. En 2016, le pays a adopté la Stratégie nationale de cybersécurité. L’Union européenne a également investi 27 millions USD pour soutenir la cybersécurité de l’Ukraine et renforcer ses infrastructures numériques.
La deuxième raison est que la Russie espérait très probablement utiliser les réseaux Internet et cellulaires de l’Ukraine pour ses propres communications. L’expérience militaire des États-Unis a démontré la difficulté de mettre en place un réseau de communication dans une zone de guerre active en partant de zéro. Les infrastructures de télécommunication existantes en Ukraine ont largement aidé l’armée russe. John Ferrari, un général deux étoiles à la retraite, soulignait : « Il est inconcevable de démolir les tours de téléphonie cellulaire, car ça renvoie à aveugler toute votre armée ». Après que les compagnies de téléphonie ont bloqué le réseau aux numéros russes, il était reporté que les soldats russes volaient les téléphones portables des Ukrainiens pour communiquer avec leurs commandants.
Ne pas attaquer les réseaux de télécommunication permet également de contrôler et d’espionner. Compte tenu du fait que la Russie envisageait une victoire éclair, les réseaux de communication auraient été essentiels au contrôle de l’Ukraine. Des réseaux de télécommunication intacts offrent également la possibilité de recueillir des renseignements sur les communications civiles et militaires de l’Ukraine. Maintenant que l’idée d’une victoire éclair est pratiquement exclue, il reste à voir si la Russie va se concentrer sur la perturbation des réseaux de communication de l’Ukraine.
Que faire pour contrer les perturbations d’Internet?
Par anticipation, la société Starlink d’Elon Musk a fait don de quelques dizaines de systèmes satellitaires au Gouvernement ukrainien. Si l’on ne sait pas encore très bien comment ils sont utilisés, le système suscite de nombreuses inquiétudes. Comme l’a indiqué Musk, la communication par satellite est une cible facile lors des attaques. Si l’espace aérien est contrôlé, la transmission de l’utilisateur au satellite peut être interceptée et triangulée jusqu’à l’emplacement du signal. Par ailleurs, la communication par satellite est plus facile à brouiller et à perturber. De ce fait, Starlink a récemment axé ses efforts sur la cyberdéfense et la prévention du brouillage des signaux.
En outre, comme 99 % du trafic Internet passe par des câbles terrestres, les connexions par satellite jouent un rôle négligeable dans les infrastructures de télécommunication d’un pays. Starlink ne sera pas la solution pour les communications de l’Ukraine en cas de contrôle total par la Russie. Même si chaque Ukrainien disposait d’une antenne parabolique Starlink, la portée géographique du satellite est limitée et les régulateurs ont toujours le contrôle des fréquences du spectre requises.
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Ce billet traduit par Roman Shemakov a été écrit par Raphaël Nti pour le réseau globalvoices.org. Cet article a été traduit dans 8 langues. La traduction française a été publiée 31/3/2022.