Le Premier ministre australien accusé de brandir la peur après sa mise en garde contre les “gangs africains”
La première semaine de la nouvelle année en Australie a été dominée par la question des soi-disant gangs africains.
Le Premier ministre Malcolm Turnbull, originaire de Sydney, capitale de l’État de Nouvelle-Galles du Sud, a déchaîné un tollé lorsqu’il a accusé le gouvernement de l’État de Victoria de ne pas affronter la question des violences commises par des gangs de jeunes Africains à Melbourne.
Il a été soutenu par le ministre de l’Immigration et des Affaires intérieures, Peter Dutton, de l’État du Queensland, qui a affirmé que les Melbournais avaient peur d’aller au restaurant à cause de l’augmentation de la délinquance urbaine.
Aussi bien Turnbull que Dutton sont membres du Parti libéral, tandis que le gouvernement de l’État de Victoria est dirigé par le Parti travailliste. Les déclarations arrivent dix mois avant les élections dans le Victoria et à un moment de montée du nationalisme [fr] à travers le pays.
Les allégations d’agitation de la peur et de racisme ont vite provoqué des réactions ; cependant, certains pensaient que le premier ministre parlait simplement d’un véritable problème de criminalité.
Les gangs de jeunes Africains sont-ils un réel problème dans le Victoria ?
La question avait d’abord été soulevée en 2016 au sujet du controversé gang Apex, que la police avait déclaré “insignifiant” en avril 2017. Plus tard dans l’année, une série de crimes récents, de vandalismes et d’agressions, a attiré l’attention nationale. Les incidents ont été imputés à des groupes de jeunes Africains.
Cette vague de violence de “gang” correspond à la perception de certaines personnes :
Incroyable combien de personnes ici essaient de dire que les gangs de jeunes Africains ne sont pas un problème à Melbourne. Ma belle-mère vit dans la banlieue ouest et croyez-moi, c’est un énorme problème.
Cependant, beaucoup ont contesté le fait qu’il y ait des gangs en tant que tels. Pieces of the Puzzled @chris8875 affirme être de l’une des banlieues sensibles :
Tarneit ? Je vis, nous vivons, à Tarneit. “Gangs” d’africains? Foutaises absolues. Un petit nombre de mauvais éléments … Oui, mais quel groupe n’en a pas ?
Le Police Accountability Project (Projet de la police sur la responsabilité) basé à Victoria, est de ceux qui se demandent si une vague de délinquance urbaine parmi les jeunes Africains existe réellement, arguant que “les considérations basées sur l’ethnicité étaient sélectives” :
Le projet cite également des données qui remettent en question la notion de montée de la criminalité des jeunes Africains :
Le discours sur les “gangs”
Le gouvernement de l’État de Victoria et la police ont semblé hésiter dans leur gestion de la question, niant d’abord l’existence de gangs, puis en expliquant comment ils affrontaient le problème.
Lors d’une conférence de presse, le commissaire en chef par intérim Shane Patton a contredit ce que son adjoint avait affirmé quelques jours plus tôt et a déclaré que les “jeunes voyous” en question n’étaient pas organisés, mais “se comportent comme des gangs de rue” :
Le footballeur et militant communautaire Nelly Yoa s’est employé à répéter publiquement que “ça suffit”. Dans l’interview ci-dessous, il a déclaré à SkyNews :
Nous avons un problème de gangs, résolvons-le … Les Melbournais sont «fatigués de devoir vivre dans la peur».
Nelly est arrivé en Australie en tant que réfugié du Sud Soudan en 2003. Une grande partie du débat a porté sur les jeunes d’origine sud-soudanaise.
Richard Deng, un dirigeant de la communauté sud-soudanaise, conteste toutefois l’appellation donnée aux “gangs”. Parlant avec la chaine TV ABC news, il a fait remarquer que les jeunes en question sont australiens d’origine africaine, et pas des Africains.
Il a également soutenu que le “tout petit nombre” d’Africains impliqués ne sont pas des membres de gangs, mais simplement des jeunes désœuvrés. La solution, a t-il dit, est de les réinsérer avec un emploi ou l’école, mais pas de les isoler davantage en les étiquetant.
Accusations de politique partisane et à “double sens”
Certains commentateurs ont accusé le Premier ministre d’opportunisme, suggérant qu’il joue la politique partisane dans une année électorale victorienne en prétendant l’existence d’une crise des gangs africains. L’élection est prévue pour la fin novembre.
L’écrivain basé à Sydney Osaman Faruqi a soutenu dans un article sur le site d’informations locales Junkee que :
En outre, Turnbull et les politiciens qui le soutiennent ont été accusés de “dog-whistling”, faisant appel à des sentiments anti-immigration et de racisme. Wikipédia définit le dog-whistling (une expression utilisée dans le monde politique anglo-saxon) comme «un langage codé qui semble signifier une chose pour la population en général mais qui a un message supplémentaire, différent ou plus spécifique pour un sous-groupe ciblé”.
John Wren a proposé une liste de possibilités sur Twitter :
Aujourd’hui @PeterDutton_MP a déclaré que les Melbourniens ont trop peur des gangs africains pour aller au restaurant. Est-ce qu’il :
a) ment;
b) pratique un double langage;
c) est raciste;
d) projette ses propres peurs irrationnelles;
e) est un idiot;
f) est tout ce qui précède
“Les médias et la politique réactive en pire”
Les médias sociaux ont été dominés par des réactions humoristiques à la perception de “manipulation de la peur”. Le hashtag #MelbourneBitesBack (‘Melbourne mord en retour’) et “Peter Dutton” ont été en tête de tendance sur Twitter au cours de la semaine, concurrençant le match amical de cricket des Sydney Ashes contre l’Angleterre.
Le groupe activiste GetUp! a rejoint la discussion avec cette suggestion :
Melbournais – si vous vous allez au restaurant ce soir, pourquoi ne pas envoyer une photo de votre dîner à @PeterDutton_MP ? Montrons-lui que nous ne sommes pas affectés par sa campagne de peur.
Beaucoup d’utilisateurs de Twitter ont suivi la même veine :
Hé @PeterDutton_MP Je suis sorti la nuit dernière dans la belle Melbourne. Voici une photo rapide d’un restaurant plein à craquer. Nous n’avons pas de problème de violence des gangs et personne n’a peur de sortir dîner. Merci d’arrêter votre politique de la peur et emportez votre racisme ailleurs.
En tant que personne qui mange tout le temps dans les restaurants parce qu’elle ne peut pas vraiment cuisiner, j’ai plus peur de tomber sur PeterDutton dans un restaurant ce qui me ferait perdre tout le contenu de mon estomac.
Chris Graham, rédacteur en chef du blog New Matilda a présenté “18 des meilleurs restaurants de Melbourne où des gangs de jeunes Africains ne vous tueront probablement pas” avec son ironie habituelle :
Mais tout le monde n’était pas d’accord avec cette approche :
Qu’ils sont prétentieux, ignorants et naïfs ceux de (banlieues orientales?!) l’intelligentsia #MelbourneBitesBack au point de dédaigner de manière flagrante le vécu des gens dans la banlieue ouest. “Mordez en retour” en aidant la communauté “africaine” à résoudre un vrai problème qui les affecte – et les autres aussi
Le journaliste Jonathan Green, qui chevauche les anciens comme les nouveaux médias, a été très critique envers certains de ses collègues :
L’histoire des gangs est celle des médias et de la politique réactive à son paroxysme : réduire la complexité des problèmes sociaux, économiques, d’identité, de justice, d’inégalité et d’insertion à un jeu cynique conçu uniquement pour susciter la peur et l’avantage politique. C’est un exercice grotesque. Cela nous trahit tous.
Cependant, la réponse de l’écrivain sur le football Michael Sapro confirme que c’est un problème qui ne va pas disparaître de sitôt.
Comment vous sentiriez-vous si vous aviez été battu et dévalisé par un de ces gangs, et que quelqu’un qui est comme vous prétende mensongèrement que cela n’a pas eu lieu ? Les flics sont à la recherche de ces voyous. Ne rendez pas leur travail plus difficile.
L’opposition du Victoria a demandé une session spéciale du parlement d’Etat pour débattre de la délinquance urbaine.
Ce billet a été écrit par mon ami Kevin Rennie, enseignant secondaire à la retraite, syndicaliste et membre du Parti travailliste australien depuis 1972. Il a été originalement publié en anglais le 23 janvier 2018 sur le réseau globalvoices.org. Je l’ai traduit en français et il a été publié le 26 janvier 2018 sur le même réseau.