1955-58: Sékou Touré déchaine ses loubards contre l’église et ses opposants pour mieux asseoir son pouvoir
Revnu et corrigé le 8/10/21
Dans ce billet extrait du chapitre XIX de son mémoire de doctorat d’état Ahmed Sékou Touré 1922-1984 Président de la Guinée (entièrement disponible sur webguinee.net), André Lewin (1934-2012), ambassadeur de France en Guinée (1975-1979), ami personnel du tyran nous démontre comment Sékou Touré mêlant discours apaisant et violence tant verbale que physique a su s’emparer de tout le pouvoir bien avant l’accession de la Guinée à l’indépendance. Il payait même des chômeurs pour aller casser les biens de tous ceux qui se réclamaient d’un autre partie que le PDG, (Parti démocratique de Guinée). Ayant connu personnellement l’ambassadeur Lewin, lui un homme si réservé et affable je n’arrive toujours pas à m’expliquer les raisons de son amitié profonde avec un tyran aussi sanguinaire que Sékou Touré. |
Le PDG met en place de véritables commandos, placés sous la redoutable autorité de Sylla Momo Jo, commerçant à Boulbinet, responsable des Jeunes du PDG 406, et infiltre des sympathisants dans les rangs des partis adverses, BAG et DSG. Il utilise des chômeurs qu’il paie jusqu’à 25 francs par jour. Le 30 septembre 1955, au cours de deux meetings successifs, Sékou appelle à la violence contre tous ceux qui ne sont pas du PDG, puis il s’envole pour Nzérékoré, d’où le secrétaire général de la colonie, Sylvain Sankalé, le rappelle d’urgence pour qu’il aide à rétablir l’ordre dans la capitale.
Des heurts violents ont lieu à Conakry et dans diverses villes de l’intérieur le 29 septembre, puis les 2 et 3 octobre (sept morts, dont six Peuls et un Soussou membre du BAG 408), puis le 30 octobre, et encore lors d’une soirée dansante organisée par le RDA le 20 novembre à Kaporo. Les adversaires qui se soumettent voient leur tête rasée, ceux qui refusent de composer sont soumis à des traitements dégradants, brutaux, violents, parfois mortels.
Le gouverneur Bonfils renvoie d’ailleurs dos à dos les protagonistes, et s’il loue “les réalistes, les prudents, Diawadou Barry, Karim Bangoura et Framoï Bérété”, il critique les Koumandian Keita, Fodé Mamoudou Touré, Amara Soumah, Momo Touré, “qui nient la réalité du succès du RDA et veulent à la fois dénmontrer que le succès est celui du désordre et essayer d’appliquer les méthodes qui ont été celles de leurs adversaires dans l’opposition. Par une sorte de masochisme de vaincus, ils appellent de leurs voeux des incidents, quand ils ne sont pas prêts à les provoquer même s’ils doivent en être les victimes.”
Le 28 septembre 1955 (trois ans jour pour jour avant le futur référendum), le tribunal de Conakry condamne Sékou Touré, solidairement avec le directeur du journal La Liberté, à 50.000 francs d’amende avec sursis et à 25.000 francs de dommages intérêts pour diffamation envers le sénateur Fodé Mamadou Touré, qu’il avait mis en cause dans un article publié le 27 juin précédent à propos de “magouilles” dans l’affaire du terrain de la société COPROA à Forécariah. De son côté, Mafory Bangoura, présidente de la section féminine du PDG, est condamnée le 20 juillet à un an de prison pour “violence verbale” et “incitation à la révolte”, mais elle est libérée le 17 août sur arrêt de la Cour d’appel, après que Sékou Touré eut organisé de multiples démonstrations populaires.
De temps en temps, Sékou s’absente du chef-lieu de la colonie, pour assister, après son élection comme député en 1956, aux séances de l’Assemblée nationale à Paris, ou encore pour voyager à l’étranger ; ainsi, en juin 1956, il effectue une visite au Liberia et à la Sierra Leone, où il s’intéresse à l’exploitation des terrains diamantifères par les autochtones ; fin septembre de la même année, il se rend à Freetown, où il est accueilli triomphalement par le leader de la colonie britannique, Milton Margaï, devant des milliers de personnes massées sur le débarcadère.
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On assiste à quelques attaques sporadiques contre l’Église catholique et l’enseignement religieux privé. Le clergé catholique européen est souvent présenté comme l’allié de l’administration coloniale, au même titre que la chefferie. Kankan est un peu l’épicentre de ces attaques. Le 1er février 1955, Mgr Le Mailloux se fait attaquer par La Liberté qui essaie de le séparer de son clergé, en particulier du père Tchidimbo. Nouvelle attaque très virulente, le 27 janvier 1957 lors d’une “séance d’information sur l’enseignement à Kankan”. Celle-ci se tient au cinéma Rex sous la présidence de Lamine Kaba, président de la section RDA de Kankan, sous le contrôle du docteur Moriba Magassouba, maire de la ville ; Ismaël Touré et Lansana Diané sont les orateurs principaux, mais ils s’expriment en français ; Sayon Mady, ancien syndicaliste CGT A, secrétaire de mairie, assure les traductions en malinké. Les slogans ne sont pas nouveaux :
“L’Eglise a travaillé pour le colonialisme ; l’enseignement du clergé détruit la conscience des enfants. En liquidant le colonialisme, nous devons liquider le clergé et l’Eglise catholique (…)”
En langue malinké, on ajoutera que la religion catholique n’est pas une religion, mais une société de brigands (…).
Le père Raymond-Marie Tchidimbo, qui assistait à cette réunion en prenant des notes, fera une réponse en six pages adressée à Félix Houphouët-Boigny, président du RDA, à Sékou Touré, responsable de la section guinéenne, au docteur Magassouba et à Lamine Kaba.
Dans sa lettre, Tchidimbo rappellera quelques paroles de responsables du PDG: “Restez calmes“, écrivait Sékou Touré dans La Liberté du ler mars 1955, et il en appelait à un “maximum d’apaisement par nos paroles et nos actes, par l’appréhension exacte des faits”. Le père Tchidimbo cite aussi le docteur Louis [Lansana] Béavogui, sorti en 1948 de l’Ecole africaine de médecine et de pharmacie de Dakar, l’un des responsables du PDG, mais également d’origine forestière et de religion catholique : “Nous tirons notre chapeau devant l’oeuvre des Missions dans ce domaine (de la scolarisation) pour le beau travail qu’elles veulent accomplir. Devant la carence des pouvoirs publics, leur venue est très opportune”.
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A Kankan même, Mgr Le Mailloux réagit vigoureusement; le 1er février 1957, il renvoie à leur parents, pour un jour de grève, les 442 élèves de l’enseignement libre, parce qu’aucune rectification ou mise au point officielle n’avait été faite à la suite de la conférence. Les parents se réunissent à leur tour le 2 février, envoient une motion en faveur de l’école privée. Les classes reprennent le 4 février.
Le père de la Martinière, de son côté, avait eu à répondre à des accusations de Sékou Touré dans le numéro 78 de La Liberté. Il rappelait que l’administration française l’avait traité de “prêtre RDA” parce qu’il avait eu à mener un certain nombre d’actions en faveur de la liberté, et ceci depuis longtemps : “C’est encore à cette époque (en 1941) que l’autorité recrutait (…) d’une façon odieuse une masse de chefs de famille pour les envoyer faire, trois ans durant, du travail forcé à 1.000 km de chez eux; je leur ai dit en public qu’ils avaient le droit et le devoir d’aller se réfugier en forêt. Cela se passait avant la conférence de Brazzaville”. Sékou Touré lui présentera des excuses.
En avril 1958, le père Cousart signale au supérieur général les graves soucis que rencontre Mgr de Milleville pour le terrain de l’évêché à Conakry : “On a obligé le père Chaverot à arrêter certaines constructions d’immeubles de rapport sur la concession de l’évêché d’une part, d’autre part on a demandé à Monseigneur la cession de 10.000 m2 environ de la concession de l’évêché (terrain de sport et suite jusqu’à la corniche en bordure de la mer), en vue de construire des bâtiments pour la mairie…” 411.
Les scènes de violence continueront même après l’entrée en vigueur de la Loi-cadre de 1956 et jusqu’aux approches de l’indépendance. Il y a de violents incidents en octobre 1956, qui font officiellement huit morts et 263 blessés, et qui obligent le haut-commissariat de Dakar à envoyer un renfort de gendarmerie 412. Du 14 au 20 septembre 1957, de sérieux incidents éclatent à Nzérékoré entre militants socialistes et militants du PDG. “Dans la nuit du 15, plusieurs cases appartenant à des socialistes notoires sont abattues et leurs propriétaires malmenés. Le lendemain, les RDA, le visage blanchi au kaolin en signe de reconnaissance, semblent vouloir s’imposer en ville et terrorisent la population.” 413 Le peloton mobile de gendarmerie de Conakry doit venir rétablir le calme.
L’année 1957 peut cependant être considérée comme relativement calme, mais de nouveaux affrontements très violents se dérouleront fin avril/début mai 1958 (en fait, du 29 avril au 4 mai). La nuit du 2 au 3 mai 1958 est même parfois appelée “la Saint-Barthélémy de Guinée” ; dans la soirée du 3 mai, Sékou Touré intervient à la radio pour lancer un appel au calme. Suivant les sources, on compte de 23 à 30 morts, de 140 à 400 blessés ; 130 cases sont incendiées, 184 personnes sont arrêtées, 35 affaires sont jugées en flagrant délit ; David Soumah ne doit son salut qu’à la fuite 414 ; des combats prolongés et sanglants opposent Soussous et Peuls dans divers quartiers de la capitale. Pour beaucoup d’observateurs, les exactions perpétrées par les Soussous ont pour but d’intimider les Peuls.
Sékou Touré, président du Conseil de gouvernement, et Keita Fodéba, ministre de l’Intérieur, sont finalement obligés de demander l’aide de l’armée française. Après l’enterrement à Camayenne de onze victimes de la nuit précédente, Sékou téléphone au capitaine Remoudière, chef du cabinet militaire du gouverneur, pour le prier de renforcer la sécurité de la capitale et de Labé ; d’ailleurs, le gouverneur est absent, et c’est Paul Masson qui assure l’intérim. Mais, comme il le fera souvent par la suite, Sékou affirme aussi à la radio, au milieu d’une allocution — le 3 mai — destinée à calmer le jeu, que des éléments incontrôlés venus du Sénégal se livrent en Guinée à des provocations et se vantent d’une totale impunité en raison du soutien reçu de “certains milieux métropolitains”.
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A la fin du mois, Sékou Touré et Saifoulaye Diallo, qui projetaient de se rendre de Dakar à Paris pour participer au vote d’investiture du gouvernement du général de Gaulle, préfèrent revenir à Conakry pour surveiller la situation, en dépit du souhait exprimé par Houphouët qui voudraient que tous les élus du RDA soient présents à l’Assemblée nationale en ce moment important 415.
Pourtant le journal du Parti attise souvent la violence ; s’adressant à ses adversaires sous le titre “Ils ne passeront pas”, un éditorial de La Liberté du 16 mai 1958 affirme : “Il leur faut engendrer le désordre et la haine, la destruction et la misère. Il leur faut des morts et des victimes expiatoires pour payer leurs fautes et se sortir de l’oubli où les a relégués la volonté populaire. Espèrent-ils donc dans leur criminel orgueil pouvoir rétablir leur fortune sur les cadavres de nos morts, les cendres de nos cases et les ruines de nos maisons ? (…) Et pour quelle fin ? Pour aucune autre fin que celle de leur propre ambition d’hommes qui ont échoué et ne s’y résignent pas. Pour rien d’autre que le rétablissement de leurs dérisoires privilèges, l’assouvissement de leur dangereuse vanité.”
Conflits ethniques et rivalités politiques se conjuguent 416. Le Conseil de gouvernement dirigé par Sékou Touré depuis mai 1957 a supprimé la chefferie et entrepris nombre de réformes, certes inscrites à son programme, mais qui heurtent beaucoup d’intérêts ; en outre, son accession au pouvoir lui donne des moyens nouveaux, légaux ou illégaux, car la police renforce les commandos de choc du PDG.