Techniques de mise en accusation et leurs conséquences pour les victimes dans quelques uns des principaux « complots »
La tâche des "juges" du camp de la mort consistait à obtenir de "l'accusé" qu'il collabore. Autrement dit, qu'il lise tout naturellement le texte préparé d'avance à son intention. C'est ce qu'on y appelait « l'interrogatoire ». Accompagné d'injures, de bastonnades et de tortures physiques et morales de toutes sortes, ledit interrogatoire pouvait durer des heures et des heures, des jours et des jours
Avec son talent d’orateur hors-paire, sa verve proverbiale et son cynisme Sékou Touré a maniée avec une dextérité d’orfèvre, trois armes qui ont permis de régner en maître absolu sur la Guinée pendant vingt-six ans en utilisant le verbe, la pénurie des biens de première nécessité et le complot permanent. Tout au long de sa tyrannie il a dénoncé une quinzaine de coups-d’état, soit à peu près un tous les deux ans.
Dans cet article l’auteur, Siradiou Diallo nous décortique les techniques de mise en accusation et leurs conséquences pour les pauvres victimes dans quelques uns des principaux complots.
La tâche des « juges » du camp de la mort consistait à obtenir de « l’accusé » qu’il collabore. Autrement dit, qu’il lise tout naturellement le texte préparé d’avance à son intention. C’est ce qu’on y appelait « l’interrogatoire ». Accompagné d’injures, de bastonnades et de tortures physiques et morales de toutes sortes, ledit interrogatoire pouvait durer des heures et des heures, des jours et des jours. Jusqu’à ce que la victime consente à « collaborer » avec ses bourreaux. Alors seulement, l’accusé avait droit à la récompense d’un verre d’eau, d’un morceau de pain ou d’un bol de riz. Après quoi, on s’empressait de diffuser à la radio la « déposition » du « traître », du « félon », où le malheureux s’accusait explicitement de tous les crimes dont on avait voulu le charger.
Cette technique mise au point par les staliniens et appliquée en Guinée sur les conseils d’assistants étrangers, est parfaitement conforme à celle qu’a décrite Arthur London dans L’Aveu. Elle a été progressivement adaptée à la Guinée, et perfectionnée durant les vingt-six années de pouvoir de Sékou Touré.
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Tout au long de cette période d’un pouvoir sans partage, exercé par un gouvernement « clandestin » (différent du gouvernement officiel) où ne siégeaient que les membres du clan familial, tous les cadres civils et militaires de l’Etat faisaient l’objet de la surveillance incessante d’une nuée d’espions, de mouchards et autres délateurs. Chacun pouvait être arrêté, emprisonné, exécuté. Soit parce qu’il était jugé dangereux, soit parce qu’il portait ombrage à un membre du clan. Certains ont disparu au camp Boiro de Conakry ou au camp Kémé Bourema de Kindia pour avoir, à un moment ou à un autre de leur vie, connu plus de succès qu’un Ismaël Touré, un Siaka Touré, un Mamady Keita à l’école, dans la vie professionnelle ou auprès d’une femme avant l’indépendance ! La haine, la mesquinerie, la jalousie, les règlements de compte ont souvent été les ressorts de la machine qui a conduit à la mort tant d’innocents.
Chaque fois qu’ils se réunissaient clandestinement — au moins une fois par semaine — les maîtres du régime évaluaient, orientaient et programmaient chaque personne un peu en vue à partir des fiches de renseignements dont ils disposaient seuls. Ainsi certains voyaient, sans comprendre pourquoi, le cours de leur carrière modifiée du jour au lendemain, quitte à se retrouver ministres, ambassadeurs, directeurs d’une importante société d’Etat ou d’une institution étatique. D’autres étaient, sans explication, brutalement démis de leurs fonctions, humiliés, chassés de leur maison et laissés sans emploi. Ou tout simplement arrêtés ou exécutés. Tout dépendait de la manière dont le « clan » les avait programmés.
Ce qui est sûr, c’est que, invariablement, leurs cas étaient assimilés à un « complot ». Sékou en a dénoncé une quinzaine tout au long de son règne, soit à la fréquence d’à peu près un tous les deux ans.
Le premier « complot »
Le premier « complot » fut … inauguré en mars 1960. On le baptisa « complot des agents du colonialisme français et des intellectuels tarés ».
La funeste nouvelle fut annoncée — par un discours-fleuve du président guinéen. Sékou Touré y dénonce l’introduction d’armes et l’infiltration d’agents de subversion à partir de la frontière sénégalaise. De grandes quantités de fusils de guerre et de munitions « découvertes » en brousse sont exposées dans la grande salle de la permanence du parti à Conakry. Où les militants sont invités à les voir. Les échos des meetings, déclarations, télégrammes de soutien au « père de la nation » et dénonciations de « traîtres à la patrie » occupent tout le temps des émissions de la radio guinéenne. Les « âmes damnées » du complot, avec leurs complices, sont arrêtées et mises à mort. Sans que personne n’ait vu siéger le moindre tribunal.
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Parmi les victimes on peut citer Ibrahima Diallo, directeur de l’Office national du travail et de l’emploi, l’imam de la mosquée de Coronthie (quartier de Conakry), Elhadj Lamine Kaba, le pharmacien Fodé “Le Gros” Touré. Tous ont été torturés et exécutés.
Dans ses Carnets secrets de la décolonisation, le journaliste français Georges Chaffard laisse entendre que ce premier complot n’était pas totalement imaginaire. Et que les services de M. Jacques Foccart y auraient été pour quelque chose. C’est possible. Pour ma part, j’en doute. Non que je dispose d’éléments contraires et irréfutables, mais essentiellement en raison des mensonges qui seront utilisés de la même manière pour établir plus tard d’autres complots dont tout le monde reconnaît aujourd’hui qu’ils furent entièrement fabriqués.
Cas du complot des enseignants dénoncés en novembre 1961.
Pour avoir revendiqué dans un mémorandum remis aux autorités la revalorisation de leurs traitements, les membres dirigeants du syndicat des enseignants et d’autres intellectuels sont arrêtés. Et aussitôt informés de leur condamnation à de lourdes peines d’emprisonnement : pour complot contre la sécurité intérieure et extérieure de l’Etat … avec la complicité de l’Union soviétique, dont l’ambassadeur à Conakry, M. Daniel Solod, est d’ailleurs expulsé. Dans cette opération qui visait l’aile gauche et marxisante du parti, il y avait manifestement un clin d’œil à l’occident.
Les pays occidentaux n’ayant pas « reçu le message » ou pas su le décrypter, Sékou Touré s’en prend de nouveau, deux ans plus tard, aux agents du colonialisme. En 1964, il promulgue une « loi-cadre » portant abolition du commerce privé.
Complot “Petit Touré”
Et en novembre 1965 il dénonce un complot téléguidé par la France, la Côte d’Ivoire et le Sénégal. C’est le complot dit des commerçants dont le « meneur » aurait été « Petit Touré ». L’homme avait fait fortune à l’étranger, notamment en Côte d’Ivoire, avant de regagner la Guinée au lendemain de l’indépendance.
En fait de complot, il s’agissait du dépôt des statuts d’un parti d’opposition, d’une manière tout à fait conforme à la Constitution guinéenne, qui n’excluait pas le multipartisme. En toute naïveté, « Petit Touré » s’était rendu auprès du chef de l’Etat pour l’informer de son intention de créer un parti dénommé PUNG (Parti de l’unité nationale de Guinée). Sékou avait fait mine d’être enchanté du projet et il avait conseillé à son interlocuteur d’aller lui-même, sans retard, déposer les statuts entre les mains du ministre de la Défense nationale et de la Sécurité, M. Fodéba Keita.
Tandis que « Petit Touré » se rendait allègrement vers cette administration, le leader guinéen avait téléphoné au ministre pour lui ordonner de l’arrêter sur le champ. Ce à quoi Fodéba se refusa. Le ministre fut rétrogradé de la Défense à l’Agriculture. Quant à « Petit Touré », il fut arrêté en même temps que ses frères, sa femme et ses amis, dont le commandant Keita Mamoudou. La plupart d’entre eux furent fusillés, dont « Petit Touré », bien entendu.
Complot Kaman-Fodéba
En mars 1969 éclate le complot des « officiers félons » et des « politiciens véreux ». Tout commence par une banale dispute autour d’un verre au cours d’un bal à Labé (à 450 km de Conakry). Enervés, des soldats menacent des militants du parti de « cravater » (entendez pendre) bientôt Sékou Touré. Un agent zélé, M. Emile Cissé, directeur d’école, yeux et oreilles de Sékou Touré à Labé, à qui est rapportée cette conversation, se hâte d’en communiquer la teneur au président.
Traumatisé par le coup d’Etat militaire du Mali qui a entraîné trois mois plus tôt la chute de son ami Modibo Keita, le chef de l’Etat guinéen prend l’affaire très au sérieux. Il dépêche un hélicoptère à Labé pour transférer à Conakry les trois soldats coupables d’avoir proféré des menaces à son endroit. Seulement, au cours du trajet, ces derniers larguent par-dessus bord le commissaire de police, Mamadou Boiro, qui les escorte. Et obligent le pilote à mettre le cap sur Bamako.
A court de carburant, l’appareil doit pourtant effectuer un atterrissage forcé non loin de la frontière malienne, mais dans un village guinéen. Les malheureux passagers sont arrêtés, enchaînés et transférés à Conakry. Ils y sont fusillés dès leur arrivée. C’est à la suite de cette péripétie que le camp de la garde républicaine fut rebaptisé camp Mamadou Boiro.
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Flairant un danger du côté de l’armée, Sékou Touré, comme il l’a toujours fait, prend les devants. Il arrête de nombreux officiers, dont le colonel Kaman Diaby, chef d’état-major adjoint de l’armée, la plupart des membres de l’état-major et des commandants des garnisons de Conakry et de province. Ainsi que les hommes politiques connus, tels Diawadou Barry, ancien ministre, ancien député à l’Assemblée nationale française, Fodéba Keita, ministre de l’Agriculture, Karim Fofana, secrétaire d’Etat aux Travaux publics… Tous furent fusillés ou pendus quand ils ne furent pas condamnés à mourir d’inanition dans des cellules du Camp Boiro.
Dix-huit mois plus tard, au lendemain du fameux « débarquement » du 22 novembre 1970, Sékou organise un tribunal public. Il ne manquera que les accusés. Mais, censées avoir eu partie liée avec les « agresseurs », quatre-vingt-douze personnes seront condamnées à mort. Certaines par contumace, mais toutes les autres seront pendues, brûlées ou enterrées vivantes. Parmi eux, quatre ministres en exercice, dont Ibrahima Barry dit Barry III, Moriba Magassouba et Ousmane Baldé; de nombreux cadres, intellectuels, commerçants, paysans, domestiques.
La violence de la répression est à la mesure de la grande peur qui a saisi Sékou Touré pendant les dix heures que dure l’occupation de la capitale par les « agresseurs ». Vêtu d’une tenue militaire, coiffé d’un calot et portant le titre de « commandant en chef des forces armées populaires et révolutionnaires », le leader guinéen ordonne, suivant la technique connue de l’amalgame, l’arrestation et la liquidation de la plupart des personnalités soupçonnées de tiédeur révolutionnaire. Fort du soutien de l’opinion internationale en général, de l’opinion africaine en particulier, Sékou s’en prend notamment à la France et à la République fédérale d’Allemagne dont les ressortissants sont expulsés.
Des Européennes mariées à des Guinéens sont chassées du pays dans des conditions particulièrement inhumaines. Cela, après qu’on leur eut arraché leurs enfants, même de très bas âge.
Curieusement, au lieu de savoir s’arrêter, Sékou lance de mars à août 1971 une gigantesque chasse aux sorcières. Il fait arrêter pêle-mêle des centaines d’hommes et de femmes accusés d’appartenir à des réseaux d’espionnage nazis (SS), aux services français de M. Jacques Foccart ou à la CIA américaine. Par centaines, ministres, gouverneurs de région (préfets), ambassadeurs, membres des bureaux fédéraux du parti, cadres et intellectuels de toutes disciplines et de tous sexes, sont arrêtés et emprisonnés, les uns au Camp Boiro de Conakry, les autres au Camp Kémé Bourema de Kindia. Un grand nombre d’entre eux seront attachés pieds et poings liés une nuit d’octobre 1971 et jetés comme des sacs dans des camions militaires. Et, conduits au bord des fosses communes creusées aux environs de Conakry et de Kindia, ils seront assassinés à la mitrailleuse lourde. Quelques dizaines seulement auront été épargnés.
Les uns (les Français) sont libérés le 14 juillet 1975 à la suite du rétablissement des relations diplomatiques entre la France et la Guinée. La plupart de ces rescapés français sont morts depuis, sans doute des mauvais traitements subis au cours de leur détention. Les autres (les Guinéens) seront libérés par petits paquets à partir de 1979. Tous ceux qui ont survécu jusqu’ici souffrent encore de troubles de la vue, des nerfs, quand ils ne sont pas affectés d’une paralysie plus ou moins marquée.
« Complot Peul »
En 1976, c’est le « Complot Peul ». Le « chef de file » est bien connu : c’est Telli Diallo, qui fut le premier secrétaire général de l’Organisation de l’unité africaine puis ministre de la justice. En même temps que lui, le 24 juillet de cette année 1976, sont arrêtés les ministres Alpha Oumar Barry et Alioune Dramé , le magistrat Souleymane Sy Savané, le commandant de la garnison de Kindia, Lamine Kouyaté, et un des ses adjoints, le lieutenant Alhassane Diallo, etc. [Erratum. Lieutenant Alhassane Diallo relevait du génie militaire basé à Conakry. — T.S. Bah]
L’opération visait avant tout à liquider Telli Diallo dont la notoriété internationale indisposait le chef de l’Etat guinéen. Et dont, à cause de cela, l’arrestation était programmée depuis longtemps. Aussi tous les Guinéens qui s’attendaient à ce tragique dénouement avaient-ils été étonnés de voir l’ancien secrétaire général de l’OUA regagner son pays sitôt après le non-renouvellement de son mandat en juin 1972 au sommet de Rabat. Pour sa part, lorsque ses codétenus du Camp Boiro lui demandaient pourquoi il était rentré en Guinée, il se contentait, fataliste, de répondre : « C’est la volonté de Dieu. » Il devait mourir d’inanition, le 1er mars 1977 croit-on. Ainsi que la plupart de ses compagnons d’infortune.
La même année, lors de la révolte des femmes de Conakry (27 août) contre la pénurie et les abus de la police économique, Sékou commence par parler de complot. Cette fois, pourtant, face à l’incrédulité et à la résolution de la population, des femmes en particulier, le leader guinéen doit reculer. Après avoir fait arrêter des centaines de commerçants, de transporteurs et de responsables politiques, il finit par les relâcher, du moins pour la plupart.
En 1979, il reparlera de complot, mais sans trop d’insistance. Sans doute parce qu’il était de moins en moins écouté. Enfin, en mars 1984, c’est-à-dire deux semaines à peine avant sa mort, Sékou évoqua encore un complot, ourdi cette fois par l’Algérie, la Libye et Madagascar, en vue de saboter la tenue du vingtième sommet de l’OUA, prévu cette année à Conakry.
Au total donc, on le voit, l’arme du complot aura été d’une extrême utilité entre les mains de Sékou Touré. Elle était dissuasive dans la mesure où elle décourageait les candidats à la subversion, et répressive puisqu’elle permettait d’éliminer tous les adversaires réels ou potentiels du régime.
Tous les complots n’ont sûrement pas été de faux complots. Mais à force d’en évoquer le spectre tout le temps et à tout propos, Sékou Touré, dont l’un des traits dominants aura été le manque de retenue et l’excès en toutes choses, avait fini par perdre sa crédibilité. Plus personne en Guinée ne le croyait ces dernières années lorsqu’il prononçait le mot complot.
D’autant que les rescapés de Boiro, malgré les pressions et les mises en garde du commandant Siaka Touré et de ses agents, avaient fini par délier leur langue. Et par expliquer la technique des « aveux » maquillés en « déposition ». Aussi le roi était-il nu devant son peuple. D’autant plus que la plupart de ceux qu’il accusait naguère de comploter contre lui étaient rentrés dans l’appareil de l’Etat-parti. Il ne pouvait plus les attaquer publiquement, ni, a fortiori, demander leur mise à mort. La grosse ficelle du « complot permanent » s’étant usée, Sékou était dans l’obligation de trouver une autre technique moins éculée pour tenir le peuple. Sans doute y songeait-il, lui, ainsi que les membres du clan familial. Mais le temps leur a manqué. Sékou est mort. Et, avec lui s’est effondrée toute la politique bâtie depuis la fondation du Parti démocratique de Guinée le 14 mai 1947.