Deuxième arrestation de Lamine Kamara en juillet 71 et transfèrement du Camp Boiro au camp Soundiata Keïta de Kankan, puis Kindia
Voici la deuxième partie de l’interview de l’écrivain guinéen Lamine Kamara, accordée à la journaliste Florence Morice, extraite du livre Mémoire collective publié conjointement par l’OGDH, FIDH et RFI à l’occasion des 60 ans d’indépendance de la Guinée. La première partie a été publiée le 30 novembre 2019.
Lamine Kamara est arrêté, torturé et emprisonné une première fois au Camp Boiro le 18 novembre 1961, lors du « complot » dit « des enseignants. Il est de nouveau arrêté 10 ans plus tard, le 7 juillet 71. Il retourne d’abord au camp Boiro, puis est rapidement transféré au camp Soundiata Keïta de Kankan, avant de rejoindre en 1972 la maison centrale de Kindia dont il ne sortira qu’en décembre 1977
Quelles ont été vos premières impressions lorsque vous êtes arrivé au Camp Boiro en 1971 ?
L’endroit n’avait pas bougé depuis ma première arrestation en 1961. La même atmosphère mortifère. Les mêmes odeurs pestilentielles, et ce silence mortel interrompu par des bruits sourds comme des gémissements. Les mêmes repas après la diète. Une ambiance de mort et de peur à cause des « prélèvements ». C’est le mot qu’on employait lorsqu’un petit nombre de prisonniers étaient extraits de leurs cellules sans que l’on sache si c’était pour être libérés, exécutés, fusillés ou pendus.
Au Camp Boiro puis au camp Soundiata Keïta de Kankan où vous êtes transféré ensuite, vous voyez des gens quitter leur cellule, mais vous n’avez aucune idée de ce qu’il advient d’eux.
Absolument. C’est ce qui est terrifiant là-dedans.Vous êtes quatre dans une cellule. On vient retirer quelqu’un. On dit son nom. La personne s’en va. Et plus rien. Donc la peur est présente à chaque instant. On ne s’habitue pas à cette peur-là. C’est seulement à la libération qu’on a su qui avait été exécuté ou non. Et pour ceux qui mourraient, à l’époque, même les familles n’étaient pas infor-mées. On ne délivrait aucun certi cat de décès. Trente-cinq ans plus tard, il y a des familles quin’ont toujours pas fait leur deuil.
Et puis il y a les terribles conditionsd’hygiène…
Les premiers mois, l’hygiène était si déplorable que nous aurions pu en mourir. J’ai dû passer quatre mois sans me laver, dans une ville chaude comme Kankan, non loin du Mali, dans des cel- lules surmontées de taule ondulée. Quand vous vous couchez au sol, la peau colle au plancher. Et, par génération spontanée, les poux com- mencent à envahir toutes les parties du corps. Les cheveux notamment, mais ils s’immiscent jusque dans les habits. Il faut alors passer sa journée à tuer des poux pour espérer dormir la nuit. Et dans ces prisons-là, il n’y a pas de toilettes. Il n’y a que des pots que l’on fait passer à l’inté- rieur des cellules et que l’on garde parfois plusieurs heures avant qu’un prisonnier ait le droit de sortir pour aller les vider.
Pendant toutes ces années quel est votre statut ? Etes-vous officiellement condamné? Que savez-vous du sort qui vous est réservé ?
On n’en sait rien. On savait que, parmi ceux qui avaient été arrêtés avant nous, certains avaient été libérés mais beaucoup avaient été condamnés à 10 ans de prison, à perpétuité, à mort… Mais une fois à l’intérieur, on ne savait plus rien. Et il était impensable d’en parler avec les gardiens. Si on les surprenait en train d’avoir une conversation avec un prisonnier à ce propos, ils risquaient d’être exécutés.
Lorsque l’on ne sait pas si on va être libéré ni à quel moment, quel rapport a-t-on au temps ?
On compte toujours. Nous dessinions des calen- driers sur les murs. C’est comme ça qu’on comptait les jours. À un moment donné, nous avons eu un avocatier. Et c’est en observant les cycles de cet arbre, que nous nous efforcions de compter les saisons.
Vous ignorez quand vous sortirez et vous êtes directement confronté à la mort en détention.
Un de nos compagnons, Samba, est tombé maladedans une cellule où il y avait 3 autres détenus. J’ignore ce qu’il avait mais il était apathique. Il avait perdu l’appétit et ne pouvait plus s’occuper de lui-même. Ses compagnons de cellule ont demandé aux gardiens de le déplacer car ils ris- quaient d’être contaminés. Comme personne ne voulait accepter ce malade, un gardien qui avait de l’estime pour moi m’a demandé de l’accueillir. J’ai répondu :
« Amenez-le. Même si je dois mourir ici ».
Pendant 3 jours, je me suis occupé de lui pour tout, y compris pour ses selles. Sans savon, pratiquement sans eau. Je n’avais que mes mains. Des mains avec lesquelles il me fallait manger après. Le troisième jour, il est mort. Dans mesbras. Nous étions seuls. Face à face. C’est la pre- mière fois que je voyais quelqu’un mourir. J’avais vu des cadavres, mais pas quelqu’un mourir. J’avoue que j’en ai été bouleversé.
Et vous voyez de nouveau la mort en facequelques jours plus tard.
Dans la cellule où Samba se trouvait au moment de tomber malade, un autre détenu a contracté la maladie. Le gardien me l’a amené. Lui aussi est mort au bout de 3 jours, mais cette fois-ci de manière terrifiante. Il n’est pas mort couché mais la main tendue, alors qu’il essayait d’attraper une tasse de thé et un petit morceau de pain. Si quelqu’un meurt la nuit, ils viennent enlever le corps immédiatement, mais s’il fait jour, on ne sort pas le corps. On attend le soir. J’ai dû passer toute la journée avec ce cadavre au visage terrifiant. C’était affreux.
Quelques jours après je suis tombé malade moi aussi. Je sentais que je m’étiolais. J’ai refusé de quitter ma cellule car cela ne servait à rien que se poursuive l’hécatombe. J’étais convaincu que j’allais mourir. D’autant que le premier malade avait rêvé que lui et deux autres prisonniers étaient appelés devant un tribunal. Il me l’avait raconté. Parmi eux, il avait reconnu celui qui est tombé malade après lui. Personne ne pouvait m’enlever de la tête que le troisième condamné à mort, c’était moi. Finalement, j’ai guéri. J’ignore toujours par quel miracle.
Peu après vous changez de lieu de détention. Car au même moment, une épidémie de choléra frappe Kankan, et décision est prise de vider la prison. Vous êtes transféré avec les autres rescapés à la prison centrale de Kindia, une prison de droit commun. Combien y avait-il de prisonniers à ce moment-là ?
D’après mes calculs, nous n’étions plus que 19.19 loques humaines. Nous nous sommes comptésen silence nous demandant où étaient partis lesautres. On ré échissait, on essayait de deviner lesort qui leur avait été réservé en fonction de leurpro l et de leur rang dans l’administration.Avaient-ils des responsabilités ou non ? Étaient-ils facilement libérables ou non ? Puisque nous savions que ce n’était pas une question d’innocence ou de culpabilité, pour essayer de savoir si les gens étaient morts ou vivants, nous faisions des calculs et des estimations.
À Kindia tout de même, vos conditions de vie s’améliorent. Mais ça ne dure qu’un temps.
Au bout de quelques années, nous avons com- mencé à pouvoir nous laver, laver nos habits etmême faire notre propre cuisine. Ça a duré unan ou deux, puis, subitement, nouveau change- ment. Le repas fut de nouveau réduit à la portion congrue, de l’eau avec un peu de sel. Dans ces moments-là, on ne comprend pas ce qui se passe. On se demande. Ces gens-là ont-ils décidé denous laisser mourir ? Tout de suite, les maladies de toute nature se sont réveillées. Nous avonscommencé à tomber malades de faiblesse. C’est plus tard que j’ai compris ce qui s’était passé. La famine sévissait dans le pays. En 1975, SékouTouré avait décidé de prohiber le commerce privé,soi-disant pour lutter contre la fraude. L’État devait donc tout produire lui-même ou importer tout ce qu’il ne pouvait pas produire. Du bulldozer à l’aiguille à coudre. Il n’y avait plus rien à manger dans le pays.
En prison, vous êtes coupés du monde mais pas épargnés par la crise ?
Non seulement nous ne sommes pas épargnés,mais les rats non plus, puisque les rats vivent des restes. Et comme les humains n’avaient plus à manger, les rats eux-aussi étaient affamés et venaient chercher de quoi se nourrir jusque dansnos cellules. Un matin, nous avons constaté queles quelques petits morceaux de pain que nous gardions précieusement chaque jour avaient dis-parus. Nous avons commencé à nous entre-accuserà l’intérieur de la prison pour savoir qui les avait mangés. La nuit suivante, nous avons donc attaché le pain restant dans un petit sachet de fortune pour qu’il soit bien gardé. Mais le matin, il avait encore disparu. Finalement, nous nous sommes rendu compte que les rats les mangeaient.
Et « nécessité faisant foi », écrivez-vous, vous les avez à leur tour attrapés et mangés?
Oui, en nous disant que la Révolution guinéenne était une Révolution bien malheureuse. Elle avait transformé ses intellectuels, ses cadres, ses ingénieurs, et ses professeurs d’université en mangeurs de rats.
Le calvaire prend fin en décembre 1977. À la faveur de quoi avez-vous été libéré ?
Une forme de hasard. La veille déjà, on avait constaté un silence total dans la ville. C’était très inhabituel. Comme le calme qui précède la tempête. On a pensé qu’il y avait une tentative de coup d’État. Or, au cours de nos interrogatoires et de nos séances de torture devant la Commission, on nous avait dit que si une tentative de coup d’État survenait dans le pays, nous, les détenus politiques, serions les premiers liquidés, sans exception. Nous nous sommes donc recroquevillés, chacun dans notre coin, pour prier Dieu pour qu’il nous sauve et nous donne la chance de sortir de là. Nous étions apeurés, terrifiés. Puis tout à coup, nous avons entendu une énorme clameur, puis deux, puis trois. Comme si la ville entière s’élevait d’une seule voix. On ne comprenait pas. Le lendemain, l’administration pénitentiaire a commencé à appeler une longue liste de prisonniers et à les rassembler. Pourquoi précisément ? Je l’ignorais. Mon nom ne figurait pas sur la liste. Cette nuit-là, je n’ai pas pu dormir. J’ai imaginé qu’ils seraient libérés et j’ai commencé à penser à tout ce qu’ils allaient retrouver. Leurs femmes, leurs enfants. Je me surprenais à espérer une libération sans trop oser y croire, et en même temps, j’étais très angoissé. C’est le surlendemain, le mardi 20 décembre qu’on est venu me chercher pour me transférer à Conakry, où j’ai finalement été libéré.
Pourquoi avez-vous été libéré ?
Les clameurs entendues deux jours plus tôt, c’était le Ha a FC (Football Club), l’équipe nationale qui venait de remporter la CAN, la Coupe d’Afrique des Nations. Le Ghana avait gagné le match aller donc le climat était assez tendu et finalement la Guinée l’a emporté trois buts à deux, et le président Sékou Touré qui était devenu extrêmement impopulaire à cause de la crise avait senti l’opportunité politique. Dans le pays, les gens avaient faim. La situation était critique au point que le 27 août de la même année les femmes du marché Madina de Conakry s’étaient révoltées et avaient saccagé des bâtiments de la Police Économique et failli renverser son régime. Le président Ahmed Sékou Touré a profité de cette victoire de l’équipe nationale de football pour détendre l’atmosphère. Il est parti au stade du 28 septembre pour fêter la victoire et annoncer des libérations de prisonniers.
Une libération finalement tout aussi arbitraire que votre arrestation.
Non seulement c’est arbitraire mais, imaginez-vous : Que ce serait-il passé ce jour-là si la Guinée avait perdu ce match? Le deuil aurait été national. C’était un match suivi dans toute l’Afrique. Des journalistes étaient venus du monde entier pour le couvrir. Si la Guinée avait été battue, ça aurait été une humiliation pour la Révolution. Et qui allait demander au Président de libérer quique ce soit ? Nous avons été libérés grâce au football. La vie d’un homme tient à si peu de choses.
Aujourd’hui, 40 ans plus tard. Est-ce que vous comprenez pourquoi vous avez été arrêté ?
On a cherché des boucs émissaires. Je crois – car c’est également ce qu’on a observé dans d’autres pays communistes – qu’il fallait justifier les échecs économiques de la Révolution par ces arrestations et ces complots. La Révolution ayant choisi d’abandonner l’économie de marché faisait souffrir le peuple. Pour justifier les souffrances du peuple, on dénonçait des complots, on arrêtait des gens. Et surtout des intellectuels, des cadres de haut niveau pour dire aux Guinéens : «Vous souffrez ? Voilà, les responsables. Ce sont eux. Eux, qui ont fourbi des complots contre le régime et le peuple.»
Entretien réalisé par Florence Morice à Conakry en septembre 2017.
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Lamine Kamara a écrit deux ouvrages à partir de ses carnets de prison : « Safrin ou le duel du fouet », Présence africaine, 1991
ainsi que « Mariame Waraba ou le destin d’une femme », Éditions Continentales, 2017
Et aussi:
Kamara, Lamine, Guinée, Sous les verrous de la Révolution, Autobiographie, Paris, L’Harmattan-Guinée, 2012.
Kamara, Lamine, Les racines de l’avenir, Réflexions sur la première République de Guinée, Essai, Paris, L’Harmattan-Guinée, 2012.