Les doutes d’Alata: devais-je aider Ismaël à consolider un régime qui les trahissait ?
Dans ce billet extrait de son livre Prison d’Afrique, Jean-Paul Alata nous révèle les doutes et les raisons qui l’ont poussé à accepter la proposition que lui avait faite Ismael Touré d’aider les autres détenus à rédiger les dépositions dans lesquelles ceux-ci, soumis aux pires tortures s’accusaient faussement d’avoir trahi la Guinée et son leader, le tyran Sékou Touré. |
De tous ceux qu’on appelait « les amis du président », Kassory était le plus ancien. Leur amitié remontait à plus de trente-cinq ans. Les deux hommes avaient couru le guilledou ensemble [chercher femmes ensemble] , couché bien souvent dans le même lit. Depuis l’accession au pouvoir du président, jamais Kassory n’avait relâché sa ferveur, épousant toutes ses thèses, imitant ses phrases, le défendant contre ses propres parents, de vieux féodaux rétrogrades.
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Bien qu’Ismaël me l’ait fait coucher sur ma liste, il y avait un mois, je n’aurais jamais pensé que le président aurait abandonné ce vieil ami.
Ismaël suivait sur mon visage le travail de mon esprit :
— Tu ne dois pas t’étonner. Le président est trop sincèrement engagé pour épargner ses plus vieux amis. Il les enlèvera au pied de la potence mais les laissera condamner. Tiens, lis…
La déclaration de Kassory: nouveau tissu d’incohérences. Le pauvre homme, foulant aux pieds trente-cinq ans d’amitié, déclarait n’avoir cherché qu’à l’exploiter, sur l’ordre de l’étranger.
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— Vous ne comptez pas sur nous, lui dis-je en rendant la liasse, pour vous aider à des opérations comme celles qui se passent là-bas…
Et je désignais du doigt la direction de la cabine.
Il rit.
— Non, ça, c’est notre travail. Le vôtre ne commence qu’après que nous avons obtenu l’aveu. Je te précise encore que nous ne vous utiliserons que pour les récupérables. En présentant vos deux cas à ceux que nous voulons faire sortir de l’impasse où ils se sont fourvoyés, nous leur prouvons que rien n’est désespéré. Cela les fera réfléchir, comme cela a fait réfléchir Korka. Tu es d’accord? On commence demain.
Je ne pouvais me débarrasser d’une impression de malaise. Cette proposition dépassait l’entendement. Y avait-il, jamais, des détenus associés aux travaux d’un tribunal? Si encore on nous avait proposé des rôles de « mouton », j’aurais compris, j’aurais pu me révolter en toute bonne foi. Mais là, cela n’avait rien de comparable. Si j’avais bien saisi, nous serions des secrétaires, des sortes de greffiers, et en même temps, un symbole de réhabilitation.
Je revins à la cellule perdu dans le brouillard. Je ne réalisai que difficilement qu’Oularé me chargeait d’une cartouche de Milo, d’une boite de lait, d’un kilo de sucre et d’un pain entier.
— Le ministre a dit de continuer à vous retaper.
J’avais l’air si emprunté avec toutes ces richesses que le chef de poste s’empressa de m’aider, le même chef qui proposait si aimablement une opération de « fermeture » à mes anciens voisins.
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L’entrée avec victuailles et tabac fut un triomphe, surtout quand Oularé eut ordonné de nous laisser la porte ouverte jusqu’à dix-huit heures. Quelques minutes plus tard, nous fumions tous à qui mieux-mieux, mais mon air intriguait Korka qui m’interrogeait du regard.
— Oui, finis-je par reconnaître. J’ai un drôle de problème. La commission veut m’utiliser, avec Kassory. Au fait, savais-tu qu’il était arrêté?
— Nous sommes arrivés en même temps au camp. Il occupait une cellule voisine au bloc. Il n’a pas accepté d’être tripoté à la cabine. Il a tout de suite cédé.
J’exposai alors la proposition d‘Ismaël.
Les yeux de Mama brillaient d’enthousiasme.
— Tu es sauvé, mon vieux. En attendant de sortir, et vite, tu ne manqueras de rien, ni de boustifaille, ni de tabac!
Korka était plus réservé.
— Oui, finit-il par dire. Cela pose de sacrés problèmes.
Protestations de Mama:
— Mais, quels problèmes? Puisque le ministre a affirmé que la cabine technique n’était pas de leur ressort, qu’ils restaient des prisonniers, le reste, ils s’en foutent. Ils éviteront simplement à des copains de se faire chauffer les fesses trop longtemps.
— Ce n’est pas si simple, continua Korka. Sur le plan matériel, il n’y a rien à redire. Tout est avantageux. Il faut examiner maintenant si on ne va pas les conduire à jouer les moutons, justement. Et même en admettant qu’on ne pousse pas les gens à des confidences réelles, est-on certain que les contraindre à s’aligner est leur rendre le meilleur service? Enfin, pour les détenus qui vont les trouver assis à cette table, quelle impression va-t-il se dégager?
C’était bien là, à mes yeux, la question cruciale. Ismaël m’avait habilement piégé.
— Oui, nous sommes en droit de nous poser la question à leur place. Il y a encore un autre problème. Malgré nos déclarations sommes-nous coupables ? Non. On nous impose, au sein même de la prison une nouvelle sujétion, au nom de la Révolution. Cela nous oblige à nous demander si nous restons, à nos propres yeux, des révolutionnaires. Enfin, si nous répondons par l’affirmative, ceux qui nous pressent de les servir, le sont-ils eux-mêmes?
Je réfléchis fort avant dans la nuit. On ne m’offrait aucun choix, on m’imposait une voie. Je sentais bien qu’aucun refus ne serait toléré. La haine qui m’avait soulevé en juin, qui avait grandi au cours de ces dernières semaines, ne m’animait plus autant. Elle m’avait abandonné en partie à la vue de Tenin. Pour haïr, il faut de l’énergie et je consacrais toute la mienne à aimer. Ismaël et son équipe cherchaient à désorienter leurs victimes, à les partager entre la révolte et l’assentiment. Avec moi, c’était gagné!
Je devais reconnaître que je bénéficiais d’un traitement de faveur. La visite de ma femme en était l’illustration la plus parfaite. Que cherchait donc Ismaël ? Les fidèles du président se retrouvaient au camp, l’un après l’autre. Le ministre était au centre de cette affaire, paisible araignée au milieu de sa toile. Je me sentais ligoté, chaque jour, un peu mieux. D’autres moucherons se laissaient engluer autour de moi. Pourquoi ?
De l’engagement total du président dans la voie révolutionnaire, je n’avais jamais douté. Il empruntait au marxisme une phraséologie sans rapport avec l’esprit des réformes projetées. L’échec patent du système ne venait pas entièrement des erreurs de conception. La grande majorité des cadres étaient hostiles à toute réalisation du PDG.
Les uns respectaient les convictions traditionnelles, qui les éloignaient de tout socialisme, même simplement apparent comme c’était le cas. Les autres dénonçaient l’imperfection des demi-mesures adoptées, et ce, au nom d’un marxisme intransigeant.
Où se situait Ismaël ? Voulait-il aider le président ou oeuvrait-il pour son propre compte ? Mon élimination, moi, seul Européen qui ait réellement obtenu l’amitié du leader, l’arrestation de Kassory, isolaient un peu plus un chef, si fier, il y avait seulement quatre ans, de pouvoir se promener sans gardes du corps partout en Guinée.
Je pensais que travailler pour la commission, c’était aider Ismaël, bien plus que Sékou. Le devais-je? Je me faisais d’amers reproches. Ainsi, pour une simple faveur, j’étais prêt à tout oublier : tortures, humiliations, faim, misère. Tout cela, pour un sourire de Tenin. Alors, s’il était si facile de tirer une croix sur huit mois de souffrances, qui donc se dresserait, un jour, pour témoigner?
Restais-je socialiste? Mon expérience personnelle n’avait pas à interférer avec la foi en une doctrine qui peut sauver l’humanité.
En Guinée, on ne suivait pas la voie socialiste mais un sentier très particulier, semé de tant d’embûches, qui n’aboutissait nulle part.
Demeuré fidèle à mes convictions, devais-je aider Ismaël à consolider un régime qui les trahissait ? Un homme ne mérite pas de lui sacrifier une foi. Je comprenais que je m’étais enferré dans l’expérience guinéenne par amitié personnelle. Je n’en avais pas le droit, c’était choisir un homme contre un peuple, même si cet homme, je le croyais incarner ce peuple.
Aurais-je le courage de refuser demain toute collaboration qui allait m’engager plus avant dans une voie sans issue? Dans l’obscurité, j’eus un sourire moqueur à ma propre adresse. Je n’oserais plus me rebeller. Plutôt, ne chercherais-je pas de bonnes raisons, telles qu’aider les malheureux aux prises avec les bourreaux.
Foutaises, tout cela.
La réalité était autre et sinistre : demain je serai greffier auxiliaire parce que j’avais la trouille, parce que j’espérais ainsi retrouver ma femme. J’aiderai le ministre à la recherche de sa Vérité. Je ne pouvais pas refuser après avoir tant accepté. Oh, Ismaël ne me ferait pas exécuter, mais tout repartirait à zéro.
C’était « oui » qu’il fallait dire demain ; un « oui » reconnaissant. Le rat n’avait pas trouvé de trou dans son grillage mais obtenu un morceau de fromage.