FATOU BENSOUDA AFFRONTERA-T-ELLE LA COMMISSION VÉRITÉ EN GAMBIE ? Partie II
Voici la deuxième partie de l‘article de THIERRY CRUVELLIER ET MUSTAPHA K. DARBOE publié sur justiceinfo.net le 11 juillet 2019.
Le 12 octobre 1995, à 4 heures du matin, quatre soldats pénètrent de force dans le domicile de Batch Samba Jallow, un directeur d’école primaire récemment arrivé à Banjul depuis la province. Six autres membres des forces de sécurité encerclent la maison. Daba Marenah, un des chefs de la redoutée Agence nationale des renseignements (NIA) indique à Jallow qu’il comprendra les raisons de son arrestation une fois au siège de la NIA. Arrivé là, Jallow doit se déshabiller avant de s’asseoir sur une chaise en bois. « Je les ai vus apporter deux fils électriques ; ils ont reliés chacun de mes pieds à des prises », raconte-t-il, ce 23 juin, dans cette maison de Banjul où sa vie a basculé, il y a bientôt 24 ans.
Les membres ligotés, il reçoit des chocs électriques aux pieds (ses deux petits orteils n’ont plus d’ongle aujourd’hui) puis aux oreilles, dans le nez et sur les organes génitaux. La séance d’interrogatoires, parsemée de tortures, dure jusqu’à 23 heures. Un autre membre de la NIA, Baba Saho, le frappe sur la pommette avec la crosse de son pistolet. Emmené dans une autre pièce, on lui écrase un doigt. « Le tabassage et les insultes ne cessent pas », dit-il. Jallow est épuisé. « Donne-nous les noms que nous voulons ou on continue. Si tu meurs, ce n’est pas un problème », lui disent ses bourreaux. Le sol est jonché de bris de verre pour aggraver les blessures et la douleur. « Tout mon corps était coupé et meurtri », raconte-t-il. On le frappe sur la tête avec un bidon d’eau glacée. Il s’évanouit. « Parfois, j’entendais quelque chose, parfois rien. » On lui couvre également la tête d’un sac plastique avant de la lui plonger dans un seau d’eau. « Je ne savais pas si j’étais en vie ou mort. Mais c’est ce qui a suivi qui était le pire. J’avais besoin d’aller aux toilettes. J’y ai trouvé une tasse, qui sentait l’urine. Ils m’ont dit de boire mon urine ou de mourir. » On lui pince le nez, lui ouvre la bouche et lui fait boire son urine de force. Près de vingt-quatre ans ont passé mais à ce souvenir, l’ancien prisonnier se brise et, avec pudeur, plonge son visage entre les mains.
Puis les tortionnaires reviennent avec un couteau. « Ils m’ont allongé nu sur le sol. Ils m’ont dit que c’était l’heure de mourir. Ils m’ont coupé le corps depuis le bas des fesses sur tout le long de la jambe. »
Cinq journées passent, sans nourriture. « Ma tête cognait comme vous ne pouvez pas comprendre ». Il n’est pas inhabituel que, dans ces lieux de cauchemar, un moment d’humanité surgisse. Pour Jallow, ce geste viendra d’un garde, qui fut manifestement son écolier dans l’un des cinq établissements que Jallow a dirigés, et qui lui donnera discrètement deux comprimés – salvateurs, dit-il – de paracétamol.
Jallow est ensuite emmené dans un tombereau vers la station de police de Kotu. Puis il est transféré par les agents de la NIA à la caserne de Fajara. Là, il retrouve une soixantaine de détenus. Dix-huit prisonniers doivent partager un bol de nourriture et un gallon d’eau (4,5 litres). « C’est la ruée », décrit Jallow.
Il se passe 32 jours avant qu’ils ne soient emmenés devant un juge. Pendant toute cette période, ils n’ont pas le droit de se laver. Il découvre que les petites branches d’un oranger peuvent faire fonction de brosse à dents. « Nous étions si sales que les vautours venaient se nourrir sur nous. Les soldats devaient intervenir et les tuer », raconte-t-il.
AGGRAVATION DES CHARGES, VIOLATIONS DES DROITS
Jallow est accusé d’avoir participé à une manifestation qui avait eu lieu sur le chemin qui le menait à un rendez-vous avec l’organisation caritative Catholic Relief Services. Mais il se souvient surtout avoir été approché, quelques mois plus tôt, pour être candidat du parti de la junte dans sa région de Makumbaya, à quelque 260 kilomètres de Banjul. Il avait décliné, tout en confiant à ses solliciteurs son inquiétude à propos du comportement des militaires. « Je n’étais donc pas très bien vu », confie-t-il.
Le juge nigérian qui les accueille au tribunal est si choqué par l’allure des prisonniers qu’il ordonne qu’ils aillent se laver avant qu’il ne traite le dossier. De retour à la caserne, les détenus y trouvent quatre délégués de la Croix Rouge internationale, qui les interrogent et facilitent l’accès à une douche. « Ce fut une mauvaise expérience », raconte Jallow, « la saleté avait déjà fissuré la peau, c’était très douloureux. »
D’après un journal de l’époque, que Jallow a précieusement conservé, ils sont 25 à être déférés pour sédition dans ce dossier. Mais pour six d’entre eux – dont Jallow, nommé comme chef de file – le crime de sédition est abandonné au profit de celui, gravissime, de trahison. C’est Fatou Bensouda qui demande cette nouvelle charge. Pour cette poignée d’hommes, cela signifie qu’ils encourent maintenant la prison à vie ou la peine de mort. Et cela signifie que leur dossier doit être transféré à la cour suprême.
Cela ne s’oublie pas.
Témoignage de Batch Samba Jallow devant la Commission vérité (en anglais)
A partir de 1:13:30, Batch Samba Jallow est interrogé par Essa Faal à propos de la responsabilité de Fatou Bensouda sur l’impossibilité des prisonniers de voir un avocat. Cette vidéo est la seconde partie de son témoignage. Voir la première partie. (© QTV Gambia)
Le ressentiment de Jallow se nourrit donc du souvenir de celle qui défendait alors les intérêts de l’Etat au nom duquel on lui avait fait endurer tortures, conditions inhumaines, détention illégale et fausses accusations. « Elle a entendu que je parlais de la manière dont nous étions traités et du droit à avoir un avocat. Le juge m’a demandé de poser ces questions à elle. Elle savait très bien que nous avions besoin d’un avocat. Sa réponse a été : ‘Vous êtes accusé de trahison, vous n’avez pas ce temps-là’. Elle n’avait pas l’esprit coopératif ou aidant. Elle pouvait agir. Nous étions jetés dans ce hangar de tôle et de ciment, sans nourriture, sans eau et sans médicaments. Et elle ne disait rien. »
Selon le compte-rendu d’audience du journal Daily Observer, daté du 12 décembre 1995, Jallow, qui n’a eu connaissance des charges contre lui que la veille, se plaint effectivement à la cour de ne pas avoir accès à leur avocat. La procureure Bensouda répond en renvoyant la faute sur « les autorités compétentes ». Dans une réponse écrite à Justice Info, le 9 juillet, Fatou Bensouda « nie catégoriquement » le fait « qu’elle n’a exprimé aucune préoccupation quant au manque d’accès aux avocats ».