Jean-Paul-Marie Alata de la toute puissance à la déchéance totale, dans les geôles de Sékou Touré
Révisé le 15/10/2020
L’ambassadeur de France en Guinée, dans son oeuvre Ahmed Sékou Touré (1922-1984). Président de la Guinée de 1958 à 1984, décrit les jeunes années de Jean-Paul-Marie Alata depuis son lieu de naissance, à Brazzaville en 1924, jusqu’à sa formation à l’Ecole militaire inter-armes de Coëtquidan (il semble qu’il ait été capitaine dans la réserve), à ses débuts dans l’administration coloniale française, ses son entrée en politiques, son amitié avec Barry III et Sékou Touré, avant l’indépendance et son escalade dans les structures du jeune état guinéen. Il a choisi la guinéenne au détriment de la nationalité française. Révolutionnaire convaincu, il avait des idées tellement panafricanistes qu’il aurait proposé à Sékou Touré « de former un corps expéditionnaire guinéen pour aller combattre les troupes françaises en Algérie ».
Avant d’être arrêté sur de fausses accusations, il était devenu comme il l’explique dans l’interview qui suit une des personnalités les plus puissantes du régime. Et au Camp Boiro, il avait été chargé d’aider ses camarades prisonniers leurs dépositions. Il s’était acquitté de cette sale besogne, avec tellement d’application, que les autres prisonniers lui en voulaient au point que l’ambassadeur Lewin, après avoir obtenu sa libération avec d’autres détenus étrangers, écrit que « Dans l’avion de la SABENA qui ramenait les prisonniers vers Bruxelles (en passant par Monrovia et Abidjan), Jean-Paul Alata ne dut qu’à la présence de l’auteur à ses côtés de ne pas être malmené sérieusement par ses anciens codétenus. »
Interview de Jean-Paul Alata a accordée à Anne Blancard de Radio France International le 17 février 1977, environ un an et demi avant sa mort survenue à Abidjan en septembre 1978.
Jean-Paul Alata, vous avez passé cinquante-quatre mois dans un camp pénal de la République de Guinée. Quel a été le motif de votre arrestation ?
Le motif officiel est que j’étais complice du SDECE, de la CIA et du réseau ouest-allemand baptisé SS-Nazi.
A quelle peine avez-vous été condamné ?
J’ai su, après huit mois de prison, et par des indiscrétions de nouveaux arrêtés, que j’avais été condamné à perpétuité.
Vous étiez au Camp de Boiro. Qui y avez-vous vu ? Comment avez-vous été traité ?
J’y ai vu des centaines de co-détenus qui provenaient de tous les horizons sociaux de la République : des ouvriers, des cultivateurs, des hauts-fonctionnaires, des ministres, des artisans, des chômeurs… et j’y ai été traité, disons, comme un chien n’est pas traité en Europe.
Y avait-il des Européens ?
Oui. Il y a eu jusqu’à… A un moment, jusqu’à trente à trente-cinq Européens de tous les bords puisque j’y ai vu des Tchèques communistes, des Bulgares communistes, des Belges non-communistes mais socialistes, des Francais de tous les bords, des Libanais, etc.
A combien évaluez-vous le nombre des prisonniers qui étaient avec vous durant ces cinquante-quatre mois que vous avez passé dans ce Camp de Boiro ?
Dans l’ensemble du camp de Boiro qui comportait deux sections légerement distinctes, mais interpénétrables, il y avait environ cinq cents détenus en permanence. Et dans l’ensemble des camps de la République de Guinée, il faut compter de deux mille à deux mille cinq cents.
Il y a combien de camps en République de Guinée ? De camps connus ?
Il y a deux camps principaux connus : celui de Boiro à Conakry et celui de Kindia dans la même ville. Mais plusieurs autres : Kankan, Alfa-Yaya, Faranah, Gueckédou, sont renommés pour avoir une population carcérale.
Dans ces camps, dans le camp de Boiro, dans les autres camps, est-ce que ce sont exclusivement des prisonnièrs politiques qui se trouvent là ?
Quand je vous parle de prisonniers, il s’agit de prisonniers politiques. Les prisonniers civils sont dans les prisons civiles et sont largement mieux traités que nous.
Lorsque vous étiez au camp de Boiro, avez-vous vu des prisonniers sortir et être libérés ?
Je ne peux pas vous le dire, étant donné que souvent on venait habiller des gens et on nous disait à nous : « ils sont libérés » et que, après ma propre libération, j’ai appris que ces gens-là, on ne les avait jamais revus en liberté. Donc je ne peux vraiment pas vous dire si j’ai vu sortir en liberté des gens, étant donné que souvent on nous racontait qu’on les libérait alors qu’on les transférait du camp, ou peut-être les tuait-on.
Avez-vous été torturé, Jean-Paul Alata ?
Oui, à deux reprises. Et comme presque tous mes camarades.
Qui êtes-vous, Jean-Paul Alata ?
Je suis un homme d’origine blanche, d’origine corse très exactement, qui s’est voulu Africain parce qu’il est né en Afrique, qui a aimé l’Afrique au-dessus de tout, qui s’est voulu donc Guinéen lors de l’indépendance de la Guinée ; parce qu’en plus de l’amour de l’Afrique, il avait l’amour de la Guinée. Et je suis devenu un Africain, marié à une Africaine, père d’enfants africains. Voilà ce que je suis, c’est tout.
Qu’est-ce que vous êtes allé faire très exactement en Guinée lorsque vous y êtes allé pour la première fois ?
Vivre. Je n’ai pas d’autre réponse à vous faire que vivre là où je me sentais bien. Je me sentais très bien en Guinée. C’était mon pays. J’y ai trouvé une atmosphère et des gens admirables. J’y ai trouvé une ambiance de vie qui me plaisait, j’y ai trouvé un désir d’indépendance qui m’a enchanté et je me suis senti chez moi.
Quelles responsabilités avez-vous exercées en République de Guinée ?
Les plus hautes puisque certains Guinéens me considèrent comme un « super-ministre ». En fait, j’ai été Directeur général des affaires économiques et financières à la Présidence, et à ce titre je coiffais trois ministres de domaine qui coiffaient eux-mêmes sept à huit secrétaires d’État et ministres.
Vous vous êtes converti à l’Islam ?
Oui, mais ça n’a rien à voir avec mon amour de l’Afrique et de la Guinée. Je crois que, même si j’étais resté en France, mon évolution philosophique m’aurait conduit vers l’Islam.
Vous le savez, Jean-Paul Alata, des Guinéens qui ne vous aimaient pas vous considéraient comme un serviteur trop zélé du régime. Ils prétendaient que c’était par ambition, par arrivisme même, que vous vous identifiez aux Guinéens.
Je vous répondrais ce que j’ai répondu déjà à d’autres personnes qui m’ont posé la même question. Je n’ai jamais cherché à convaincre. J’estime que l’évolution d’un homme est quelque chose de purement personnel. J’estime que j’ai agi par conviction totale et que, s’il fallait encore agir, j’agirais dans les mêmes conditions de ême manière. Je ne cherche jamais à convaincre qui que ce soit de ce que je fais. Parce que ce que je fais, je le fais pour moi-même. Je ne le fais pas pour les autres.
Comment avez-vous vécu cette double identité en Guinée, finalement ?
En fait, je n’ai pas vécu de double identité puisque je me sentais très bien dans ma peau d’Africain. Si les autres me trouvaient mal à l’aise, c’était eux qui se sentaient mal à l’aise vis-à-vis de moi. Moi, j’étais très bien dans ma peau d’Africain blanc.
Est-ce que c’est aussi par idéal politique que vous avez choisi la Guinée ?
Oui. Puisque, quand on m’a muté pour raisons politiques du Sénégal où j’avais servi dix ans, j’ai choisi la Guinée par sympathie pour Sékou Touré, avec lequel je devais monter — on était tombés d’accord depuis déjà deux ou trois ans — la CGT africaine, c’est-à-dire une CGT qui échappe à toutes les obédiences métropolitaines, quelles qu’elles soient. Donc c’est effectivement par sympathie politique que j’ai choisi la Guinée en 1955, après dix ans passés au Sénégal.
Les années soixante
Vous êtes socialiste. Vous ne vous en cachez pas. Dans Prison d’Afrique, vous écrivez de la République de Guinée, qui se dit socialiste : « Cette parodie de socialisme qui s’instaurait en Guinée, cette corruption entretenue par le Parti à tous les échelons de commandement, le désastre économique, le désordre social m’avaient indéniablement découragé ces quatre dernières années » …
… c’est-à-dire autour de 67, n’est-ce pas ? Vous êtes en Guinée depuis 55. Vous avez participé au combat pour l’indépendance. Je dois rappeler que vous avez été le compagnon de Barry Ibrahima, dit « Barry III », qui fut secrétaire général de la Démocratie socialiste guinéenne, qui rallia le PDG au lendemain de l’indépendance. Comment se fait-il qu’il vous ait fallu tout ce temps pour vous rendre compte que- la Guinée n’était pas socialiste et que votre expérience de militant sincère, votre expérience personnelle, était vouée à l’échec ? En fait, très brutalement, qu’est-ce qui vous a fait croire que la Guinée était socialiste ? Qu’est-ce qui vous fait croire qu’elle ne l’est pas ?
Il faut se replacer dans le contexte de 1958. En 1958 : les organisations politiques autres que le RDA ont largement failli à leur mission. Le BAG est resté dans l’obédience de la chefferie traditionnelle. La DSG, à laquelle j’ai appartenu longtemps, avec Barry Ibrahima, dit « Barry III », s’est ralliée en définitive au BAG et a donc abandonné ses options fondamentales socialistes. Que reste-t-il ? Il reste un parti progressiste. C’est le PDG-RDA. Le PDG se trouve, lors du référendum, devant une volonté commune de tous les membres des autres partis : celle de profiter de l’occasion pour acquérir l’indépendance. Car il est faux de dire que le vote du 28 septembre est le vote de Sékou Touré. C’est le vote de toute la nation guinéenne. Tous les membres du BAG, de la DSG et du RDA ont été d’accord pour voter. Il est incontestable que si les opposants avaient voulu dire « Non » à l’indépendance, il n’y aurait pas eu 58 000 voix pour l’accepter, la Constitution, mais 400 ou 500 000. Or il n’y a eu que 58 000 voix seulement pour accepter la Constitution. Il s’agit donc d’un refus de la colonisation par tout le monde. Et donc nous passons dans la pure obédience du PDG. Or, à cette époque-là, que reste-t-il comme voie au jeune parti qui dirige un jeune pays ? Il n’a pas le choix. Ou bien il se déclare libéral — et on voit mal comment il pourrait se déclarer libéral, exclu de la Communauté française —, ou il opte pour une autre voie. Que se passe-t-il ? Sékou nous refuse, à nous socialistes, le droit de parler de socialisme, mais il nous convoque, nous ses amis, nous ses féaux, et il nous dit :
« Je suis favorable au socialisme, vous le savez, mais j’ai affaire à un pays qui est divisé en castes nombreuses. J’ai affaire à une chefferie qui reste encore puissante malgré son démembrement officiel d’il y a deux ans. Il faut donc que je sois très prudent. Je ne parlerai pas de socialisme et je vous interdis de parler de socialisme. Nous irons vers le socialisme à travers deux voies :
- sur le plan national, la voie d’un développement non-capitaliste (vous et moi nous saurons ce que signifie cette voie de développement non-capitaliste) ;
- sur le plan international, nous suivrons la voie des pays non-alignés ».
Nous approuvons. Et je crois que ce serait à refaire, j’approuverais encore. Nous suivons donc cette ligne pendant quatre, cinq, six ans. A l’actif de cette ligne, au crédit de cette ligne, il y a tout de même certaines réalisations : la monnaie nationale. Quels que soient les inconvénients de cette monnaie et les catastrophes qui sont survenues par la suite, le principe de la monnaie nationale était bon. Il y a la nationalisation du commerce extérieur. Là aussi, il y a eu des abus ahurissants. Mais le principe est bon et socialiste. Il y a eu la nationalisation des banques. Il y a eu la nationalisation du sous-sol.
Dans tous ces phénomènes, nous voyons quand même la volonté d’un socialisme. Donc nous croyons que Sékou est vraiment pour le socialisme. Mais, à partir de 1964, nous nous apercevons qu’une bourgeoisie nationale se distingue. Elle devient de plus en plus riche. Et, malheureusement, elle est coiffée par des proches parents du Président lui-même. Nous nous apercevons qu’à côté de cette bourgeoisie commerçante se crée une bourgeoisie… appelons-la « koulak », des paysans riches. Et que cette bourgeoisie paysanne qui n’existait pas — car elle n’existait pratiquement pas avant l’indépendance — est encouragée par la pratique des coopératives agricoles qui sont sciemment détournées de leur objectif : on confie à des paysans aisés le soin de chapeauter des coopératives agricoles. On leur donne des prêts à eux, individuels. Et en définitive, ils se servent de leurs coopérateurs comme d’esclaves. Ils ont tous les bénéfices.
Nous dénonçons tout ceci. Nous nous apercevons qu’en plus une bourgeoisie bureaucratique se développe, que les secrétaires fédéraux de région, les secrétaires généraux de section, les présidents de comité — qui sont d’ailleurs, pour la plupart, des anciens chefs féodaux ou des fils de chefs féodaux reconvertis dans le métier fort lucratif de président de comité PDG — sont de plus en plus riches, de plus en plus influents. Quand moi-même je suis nommé Inspecteur général du commerce, je ne peux absolument pas empêcher le commerce d’État de passer entre les mains des comités. Et je m’aperçois…
Les comités du Parti…
Les comités du Parti, oui, les comités du Parti qui s’appelait…
Le parti unique de la République de Guinée…
… qui s’appelait à l’époque Parti démocratique de Guinée. Puisque maintenant il s’appelle le « Parti-Etat ». Je m’aperçois que je ne peux pas empêcher ces comités de prendre en main la répartition des biens et d’user de procédés pour le moins ahurissants en ce qui concerne cette répartition : pressions auprès des femmes, allant très loin, pressions auprès des jeunes, argent ou le reste. Chaque fois que nous protestons, parce que nous sommes. un groupe à protester — n’oubliez pas que nous n’avons pas été, — quoi qu’on croie, des… des spectateurs tacites, des témoins sans paroles. Nous avons protesté à la Conférence de Fulaya, nous avons protesté dans des articles, nous avons protesté à des conférences publiques…
… devant les instances du parti..
… devant les instances du Parti et devant Sékou lui-même. On nous donne raison en apparence, mais on ne fait rien. Au contraire, on aggrave la situation. Et c’est à partir de 1966-67 que nous avons bien conscience que rien ne peut plus être fait pour diriger la Guinée vers une voie normale, qu’en fait, cette voie de développement non-capitaliste est la voie de création d’une petite bourgeoisie favorable à Sékou Touré.
C’est en 1967 que vous vous rendez compte de cela. Vous étiez en Guinée en 1971 encore, avant votre arrestation. Alors ?
Alors rien. Alors ceux qui liront mon livre, car un jour ou l’autre ils le liront, ils y liront la vérité : la peur est humaine. J’ai eu peur. Premièrement je vous répondrai qu’il y a un phénomène… il y a un proverbe chez nous, en pays africain, qui dit qu’on ne tue pas son enfant. Que parfois, il peut arriver que votre enfant vous tue, mais qu’en aucun cas, vous, vous n’avez le droit de tuer votre propre enfant. Le PDG et la République de Guinée née du PDG étaient un peu mon enfant, et j’en revendique la paternité, la petite partie de paternité. Donc je ne m’estimais pas le droit de me désolidariser des erreurs qui avaient été commises. J’ai donc continué. Deuxièmement, j’avais peur.
Vous dites que vous aviez peur. Cela veut dire que c’est un régime policier, le régime guinéen !
C’est pire qu’un régime policier. C’est ce régime de parti unique ahurissant, qui est différent du parti unique soviétique ou d’autres pays, puisqu’il y a obligation pour l’enfant même au berceau d’avoir sa carte. Les parents d’un enfant qui vient de naître sont obligés d’aller prendre la carte de l’enfant. Ce qui fait que tout le monde se trouve enrégimenté dans le parti. Vous vous trouvez à une assemblée obligatoire de parti hebdomadaire, assemblée qui est menée à la trique par la milice qui sort les gens des concessions à coup de bottes, pour les obliger à aller à cette réunion, et vous vous trouvez avec tous les éléments de la population : des bandits, des gens très honnêtes, des anciens chefs féodaux même pas transformés à côté de gens sincèrement communistes ou socialistes. Et vous êtes là, tous, ensemble. Vous vous épiez ; vous ne savez absolument pas ce que l’autre pense, mais ce que vous savez, c’est qu’il a les mêmes droits que vous d’aller moucharder auprès du Président ce que vous, vous allez dire. Et ça, c’est le quadrillage policier premier du parti. Il n’y a pas d’endroit en Guinée où vous soyez à l’abri d’un racontar — et malheureusement, vous devez savoir ce que c’est qu’un racontar… Si encore on ne se contentait que de dire la vérité de ce qu’on a entendu, mais malheureusement, vous ne pouvez pas empêcher quelqu’un de transformer ce qu’il a entendu.