#JesuisCharlie = #IamBaga? ou les vies africaines sont-elles moins dignes d’attention que les vies occidentales
Que l’on ait exhibé la pancarte #jesuischarlie ou pas, le monde entier vient de communier d’une manière spectaculaire sur les meurtres qui ont eu lieu en France le 7 janvier 2015. Pour une partie des citoyens de la planète, c’était l’horreur portée au maximum, pour d’autres il y avait plusieurs nuances que je n’ai pas envie d’analyser ici.
Après avoir pris une base militaire, au début de janvier dans l’état de Borno, les forces de Boko Haram ont occupé les villes de Baga, de Doron Baga et seize villages aux alentours. Elles ont massacré de nombreux habitants que Human Right Watch et Amnesty International évaluent à 2000 morts. Le chef de ce groupe terroriste s’est vanté que le peuple baga qui habitait cette partie du Nigeria n’existait plus.
Ce dernier massacre a attiré moins l’attention de l’opinion internationale que celui qui s’est vérifié à la rédaction de l’hebdomadaire satirique parisien, y compris au Nigeria et en Afrique même.
L’écrivain nigérian basé en Angleterre, Nwachukwu Egbunike, explique dans un billet sous le titre Pourquoi le massacre de Baga n’a pas fait couler autant d’encre que celui de Charlie Hebdo ? pour globalvoicesonline.org que j’ai traduit et qui a été publié après la révision de Mme Suzanne Lehn.
Baga, [fr] une ville dans l’Etat de Borno au nord-est du Nigeria, a subi une catastrophe inimaginable récemment quand Boko Haram [fr],les vampires de la mort, ont massacré des habitants innocents de cette ville. Amnesty International [fr] l’a décrit comme l’attaque “la plus meurtrière à ce jour”. La controverse fait rage entre les estimations officielles de 150 décès contre les 2000 présentés par d’autres sources indépendantes.
Cependant, ces nouvelles horribles n’ont pas fait les gros titres au niveau mondial autant que les attentats de Paris qui ont provoqué 17 morts. Alors que de nombreuses raisons abondent pour le silence des médias, dans ce cas, il semble y avoir une combinaison de trois facteurs : l’information de proximité, l’engourdissement de la sensibilité des élites politiques – au pouvoir et dans l’opposition – et les compromissions de la presse locale.
#IamCharlie, Mais #IamBaga aussi !
Baga est une ville reculée dans l’impénétrable Etat de Borno. La plupart des endroits dans le nord-est du Nigeria, aux frontières avec Tchad, le Niger et le Cameroun, sont maintenant contrôlés par Boko Haram. Le chef d’état-major des armées, le maréchal en chef de l’armée de l’air Alex Badeh, avait déclaré plus tôt ce mois que Boko Haram avait occupé la base d’une force militaire multinationale située à la frontière du Nigeria avec le Tchad et le Niger et que celle-ci en avait retiré ses forces.
Cela signifie que ni les journalistes ni les blogueurs n’ont un accès complet à Baga et ne peuvent pas donner l’évaluation exacte de la situation sur le terrain. A l’opposé de l’horreur qui s’est emparée de Paris, une ville facilement accessible pleine d’internautes brandissant des smartphones. Dans un article pour The Conversation, le co-fondateur de Global Voices Ethan Zukerman exposait en outre :
Paris est une ville mondiale hautement connectée avec des milliers de journalistes en activité, tandis que Baga est isolée, difficile et dangereuse d’accès. Les attentats contre Charlie Hebdo ont ciblé des journalistes, et on peut comprendre que les journalistes vont couvrir la mort de leurs camarades. Les attentats de Paris ont été un choc et une surprise, alors que les morts aux mains de Boko Haram sont devenus désespérément banals dans une rébellion qui a coûté plus de 10.000 vies depuis 2009.
Néanmoins ceci n’exonère pas totalement la complicité des médias traditionnels occidentaux. Le correspondant Simon Allison a écrit dans un article pour le site sud-africain d’acualités Daily Maverick que “les vies africaines continuent à être considérées moins dignes d’information – et partant, de moindre valeur – que les vies occidentales”.
Eh Twitter, est-ce qu’on pourrait maintenant parler de Baga/Nord-Est du Nigeria ?
Des Nigérians sont d’avis que le pays mérite plus d’aide de la communauté mondiale contre les tueries sans fin de Boko Haram. Ainsi, Ignatius Kaigama, l’archevêque catholique de Jos au Nigeria, estime que la solidarité accordée aux violences de Paris devrait être témoignée aussi aux Nigérians. “Nous avons besoin que cet esprit s’étende. Pas seulement quand cela [un attentat] se produit en Europe, mais aussi quand cela se produit au Nigeria, au Niger, au Cameroun,” a-t-il déclaré à la BBC.
‘L’indignation est presque inexistante’
Aussi tentante que paraisse la conspiration mondiale du silence, elle ne rend pas justice à la complexité du massacre de Baga ni n’exonère la direction politique nigériane de son insensibilité.
Pourquoi demandons-nous au monde de nous aider à parler de ce qui s’est passé à Baga ? Pourquoi n’en parlons-nous pas et n’agissons pas nous-mêmes ?
Moins de 24 heures après le massacre de Charlie Hebdo à Paris, le président nigérian Goodluck Jonathan a publié une déclaration condamnant ce “lâche attentat terroriste” mais est resté muet sur un attentat analogue mais plus dévastateur dans son pays.
Le Président Jonathan du Nigeria a publiquement condamné l’attentat de Paris, mais rien sur le massacre de 2000 [personnes] dans son propre pays.
Néanmoins, environ une semaine après l’incident de Baga, le président s’est rendu dans l’Etat de Borno. Une déclaration de son porte-parole indique que le President Jonathan a dit aux “officiers et soldats de la Division que le pays était très fier d’eux et reconnaissant pour leur dévouement et leur engagement dans la défense de la population civile contre les terroristes et les extrémistes violents”.
Le Président Jonathan et le Gouverneur Shettima aujourd’hui au camp de personnes déplacées de Pompomari, à Maiduguri.
Quoi qu’il en soit, la critique loin de s’adresser seulement au gouvernement, s’étend aussi aux politiciens de l’opposition qui voudraient engranger des gains politiques à bon compte avec la catastrophe de Baga.
A ceux qui se servent de Baga pour gagner des points politiques on vous le crie. Nous savons que cela vous tient à coeur. Nous goûtons littéralement votre empathie.
Le Nigeria est en période électorale, ce qui rend les médias locaux plus sensibles aux publicités des politiciens, et plus soucieux de participation et de traitement de leur cortège électoral que d’information factuelle. Les médias nigérians sont tout aussi complices de la chape de silence sur Baga que leurs homologues étrangers.
Quelque 2000 vies (pas des chiens) perdues à Baga. L’indignation est quasi inexistante. Les médias locaux ne retentissent que des différents rassemblements politiques.
Le gâchis complexe de l’affaire de Baga a été excellemment résumé par ce billet sur Facebook de l’auteur et rédacteur de San Francisco Jeremy Adams Smith :
La première chose qu’on remarque est qu’il n’y a pas une quantité d’articles sur les massacres à Baga et Askira ; dans beaucoup de journaux, c’est totalement passé sous silence et invisible. Pourquoi ce crime n’est pas traité par la presse AU NIGERIA, j’y reviendrai dans un instant. Mais ce qu’on voit bien dans les journaux, c’est un tas d’accusations et de rage contre le gouvernement du Nigeria ; évidemment, on est en pleine saison électorale. C’est le boulot de ce gouvernement de protéger son peuple, et le gouvernement ne fait pas son boulot. […] Le gouvernement du Nigeria ne veut pas qu’on sache, n’est pas transparent, et ne secourt pas ceux qui souffrent. En fait, il y a un déni généralisé dans tout le Nigeria de ce qui se passe–un déni qui s’étend à la presse.
#IamBaga ne sera sans doute pas tendance comme #JeSuisCharlie pour toutes ces raisons. N’empêche, des preuves aveuglantes ont beau exister d’un silence médiatique mondial sur Baga, cela ne signifie pas que le gouvernement nigérian est exempt de tout reproche. Dans le même temps, la presse locale ne peut être sanctifiée. Au total, c’est par la combinaison de tous ces éléments que l’injustice du massacre de Baga glace le sang.