Kindia : Camp de la Mort
Ce billet est tiré du livre de Kindo Touré Unique Survivant du « Complot Kaman-Fodéba ». L’auteur y raconte comment il a été prélevé de sa cellule pour être emmené pour servir d’interprète entre les tortionnaires et un pauvre bougre peul arrêté lors de son retour de Sierra-Leone. On remarquera le comportement bestial des geôliers qui arrivent même à l’empêcher de finir de se soulager, bien qu’il ait demandé auparavant l’autorisation à M. Cissé, le régisseur de la Maison centrale de Kindia. Il subira l’humiliation de terminer en souillant ses pauvres habits.
Un matin, vers 7 h 30, alors que la salle est plongée dans le brouhaha consécutif au service du petit déjeuner, le chef de chambre est appelé par plusieurs bouches à la fois.
Inquiet, je viens à la porte. Le garde, Chef Momo Camara, me tire par le bras, referme la porte. Il me conduit au poste de police.
Trois officiers de la Gendarmerie m’attendent. Le grand portail s’ouvre. On me conduit à une Land-Rover dont le moteur tourne déjà. Je suis encadré de militaires armés. Le silence est lourd. Je suis stupéfait ; je me demande ce qui arrive encore, dans cette vie de galérien de nul repos.
Au milieu de la jeep, git un jeune homme de teint clair, en slip, cruellement ligoté qui transpire abondamment malgré l’heure matinale. Il gémit. Personne ne s’en soucie.
Le silence est toujours total, les visages sombres.
Après le grand portail du Camp Kémé Bourama, le véhicule fait plusieurs détours et se gare enfin devant une habitation isolée.
Le prévenu ligoté est sauvagement tiré par sa corde. Il hurle. Je compatis à sa douleur mais ce n’est ni le lieu ni le moment de s’apitoyer sur le sort d’un autre ! Je suis immédiatement enfermé dans une pièce obscure.
Mon inquiétude grandit d’heure en heure. Je me demande si l’on n’a pas intercepté un de mes billets ; mes penséss se bousculent. Je commence à transpirer.
Les officiers de la gendarmerie, parmi lesquels je reconnais vaguement à sa voix M. Cissé, le régisseur de la Maison centrale, rient aux éclats dans une pièce voisine, parlent de femmes.
Pour eux la vie est belle ! Je commence à réciter « Ghoul Houwallahou », pour implorer la protection du Tout-Puissant. Au moment où j’entame la 12è récitation, la porte s’ouvre. Les chefs prennent place autour de la table.
J’avance timidement, ne sachant où me tenir, croise les bras sur la poitrine, attends, inquiet et confus. Celui qui semble être le chef me dit :
— Dis donc, Commissaire, on t’a fait venir pour servir d’interprète. Ce Peul a été arrêté, hier, revenant de Sierra-Léone. Il était déjà dénoncé par un de ses parents comme étant un sympathisant du Front à Freetown. Alors, nous comptons sur toi pour une bonne interprétation.
Je tente de m’expliquer :
— Mais, Chef, je comprends à peine le peulh. Vous me confiez là une mission bien difficile !
L’officier réplique :
— Ne t’en fais pas et ne crains rien. C’est une question de confiance. Tu sauras te tirer d’affaire !
Le prévenu décline son état civil : Ousmane Ly, natif de Bouliwel, Région administrative de Mamou ; revenant de la Sierra-Léone, élisant domicile au Quartier Manquépas (Kindia).
Je réalise tout le poids de ma délicate mission. J’ai en face de moi, d’un côté, un co-détenu dont je dois m’efforcer d’arranger la déposition en vue de le sortir de cette mauvaise situation et, de l’autre, des officiers inhumains qui, à la moindre maladresse, à la moindre bavure, sont capables d’aggraver mon sort à moi ! Je choisis d’user de tous les moyens pour exploiter les circonstances favorables à Ousmane Ly.
On le soumet à la torture, le « téléphone de campagne » n’arrête pas de tourner ; il sursaute, s’écrase sur le plancher, la tête la première. Relevé à coups de bottes, il saigne de partout. Les vociférations me mettent mal à l’aise. Juché sur mon tabouret inconfortable, je sens mon coeur battre à se rompre. Je voudrais pouvoir ne pas regarder cette scène atroce mais, que faire ? Rien de rien !
L’affreuse torture dure trois heures. Quand mes regards croisent ceux d’Ousmane Ly, d’un clin d’oeil, je l’exhorte à ne rien reconnaitre. ll me comprend suffisament et le prouve.
Après les tortures, je perçois chez les officiers de la gendarmerie que toute velléité de poursuivre cette « enquête » est compromise. L’un après l’autre, les gendarmes se dispersent laissant sur place Ousmane Ly, le brigadier chef Daouda Soumah et moi-même.
Par des mimiques à peine perceptibles, je félicite Ousmane Ly pour son courage, son endurance. Il est toujours atrocement ligoté et gémit de temps à autre. Couvert de poussière, il transpire à grosses gouttes, ses membres s’enflent sensiblement, à vue d’oeil.
Les officiers sont revenus à leur bureau. Ousmane s’agite toujours et se contorsionne sous l’effet de la douleur.
Profitant d’un « temps mort », je sollicite l’autorisation de me mettre à l’aise dans la cour.
— Accordé me dit un officier.
Je me lève. Le brigadier chef Daouda Soumah m’emboite le pas. Dehors, l’air frais du début d’hivernage me fouette le visage, m’enveloppe. Je me sens bien ! Mon regard se porte loin vers mon village noyé dans la brume. La terre humide exhale la bonne odeur du sol natal…
En déboutonnant mon short, je me baisse. Je voudrais chercher à reconnaitre ma maison blottie dans la verdure du quartier Cassia. Mon émotion est totale. Oh ! grand Dieu Tout-Puissant, rends-moi la liberté ! Me voici dans ma cinquième année de claustration !
Une bousculade, un violent coup appliqué au milieu du dos me sortent de ma rêverie. Chef Soumah, dans un cri menaçant m’intime l’ordre de rentrer! Je n’ai pas fini d’uriner mais il me pousse et m’entraîne. Je tourne les talons et reviens dans la salle pendant que l’urine coule de mon short, sur ma jambe et mon pied. Au moment de m’asseoir, le chef Cissé s’en aperçoit :
— Tu aurais dû lui laisser le temps ! Rien ne presse, nous en avons fini ! dit-il.
Chef Daouda Soumah réplique :
— Il voulait tout voir à la fois. Il n’était nullement pressé, mon lieutenant !
Humilié, je baisse la tête, ne souffle mot. Puis, je m’enhardis. Au lieutenant, je pose la question de savoir si l’on ne pourrait pas détacher un moment Ousmane Ly. Il m’observe quelques instants puis ordonne à chef Soumah de détacher le prisonnier. Je regarde autour de moi; un nombre impressionnant de mégots traînent partout dont certains sont assez longs.
Pour ne pas être pris de court, je sollicite l’autorisation de les ramasser.
— D’accord ! me dit le lieutenant Cissé. Tu ne fumes pas, mais partout, tu quémandes ou ramasses des mégots. Vas-y donc pendant que tu en as l’occasion !
Je déplie et étale une grande feuille de papier, y mets par poignées toutes sortes de bouts de cigarettes. J’ai même le temps de choisir de longs mégots de gauloises pour Fodé Cissé, l’ancien directeur général des Services de l’Information. Je les enroule dans la ceinture de mon short et passe ma chemise dessus.
Dans la Land-Rover cellulaire, je refais le trajet en sens inverse.
L’animation est grande dans la rue. Le monde se retourne pour regarder ce véhicule bien connu.
Triste vie de réclusionnaire.
Je réintègre mon « royaume » où le butin de mégots crée une atmosphère de fête.
Je suis l’objet de vives et tapageuses félicitations.
Ousmane Ly me remercie longuement. Quelques jours après, il sera élargi…