L'insuffisance de ressources aurait-elle miné l'action de la CPI en Cote d'Ivoire?
L’action de la Cour pénale internationale (CPI) pour rendre justice aux victimes des violences post-électorales en Cote d’Ivoire a semblé partiale aux yeux de nombreux observateurs. En effet, ce ne sont que les membres du camp de l’ancien Président Laurent Gbagbo, y compris ce dernier et ses plus proches collaborateurs, qui ont été traduits devant la justice internationale.
Pourtant des recherches sur le terrain et des rapports des organisations humanitaires internationales ont révélé que les deux camps ont commis les crimes les plus graves contre les populations inermes, en violant des femmes, brumant des villages et saccageant des biens.
Dans leur livre Côte-d’Ivoire, l’année terrible, 1999-2000, Claudine Vidal et Marc Le Pape rapportent les propos de témoins directs des massacres de dioulas par les forces dites de sécurité et des militants du parti de l’ex-Président Laurent Gbagbo à Yopougon et à Port-Bouet.
Les forces fidèles au Président Alassane Ouattara aussi se sont maquillées des pires atrocités contre des civils inermes. HRW rapporte un cas particulièrement atroce, des centaines de civils de l’ethnie Guéré, perçus comme des partisans de Laurent Gbagbo dans la ville de Duékoué.
Pourquoi cette partialité manifeste de la CPI? Elizabeth Evenson, avocate-conseil auprès de Human Rights Watch (HRW) et spécialiste de la justice internationale, tente de l’expliquer dans un nouveau rapport de son ONG intitulé « Pour que la justice compte, de ce que la CPI doit faire –en Côte d’Ivoire et ailleurs » . Dans une interview accordée à Elly Stolnitz, coordinatrice de la Division de la communication de Human Rights Watch, elle révèle comment des contraintes financières ont freiné l’action de la CPI et les conséquences qui en résultent sur la perception de celle-ci au sein de la communauté africaine.
EXTRAIT:
Pouvez-vous nous en dire plus sur les problèmes de financement de la Cour ?
Le manque d’argent explique de nombreuses décisions prises par la Cour en Côte d’Ivoire. C’est particulièrement vrai de ses stratégies de sensibilisation – la Cour nous ayant confié qu’elle n’avait pas vraiment les moyens de faire les choses autrement. Et nous avons vu ces mêmes problèmes d’argent affecter les activités de la CPI dans d’autres contextes.
S’agissant des enquêtes elles-mêmes, le manque de ressources est devenu un problème récurrent. Comme l’illustre l’exemple de la Côte d’Ivoire, il ne suffit pas de se saisir d’une affaire, d’une série spécifique de crimes, et de rendre justice au niveau local. C’est quelque chose qui ressort aussi clairement du travail accompli par le Bureau du Procureur dans d’autres pays, comme la République démocratique du Congo ou la Libye. Puisque le Procureur enquête dans un nombres croissant de contextes,, il est important qu’il dispose des ressources nécessaires pour porter devant la Cour des affaires qui trouvent un écho particulier auprès des communautés locales, et sont révélatrices de tendances sous-jacentes dans les crimes perpétrés.
Parfois, j’ai le sentiment que le tribunal ne dispose que de suffisamment de fonds pour éteindre les incendies, et pas assez pour mettre en œuvre une stratégie solide, qu’il s’agisse des affaires sur lesquelles enquêter ou des moyens de veiller à ce que le travail de la Cour soit compréhensible et utile aux communautés locales.
Qui finance la cour?
Les 123 États parties au Statut de Rome, qui a donné naissance à la CPI. Tous les pays se mettent d’accord chaque année sur le montant du budget de la Cour, et versent leurs contributions en fonction de leurs moyens respectifs en s’appuyant sur un barème déterminé par les Nations Unies. Il y a quelques années, lorsque certaines des décisions évoquées dans ce rapport ont été prises, des pays comme le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Italie et le Japon ont exercé une pression budgétaire considérable sur la CPI. Aucune augmentation significative du financement des activités de sensibilisation n’a été observée depuis des années. Une partie de cette pression a été levée, mais le Canada continue de s’opposer à une hausse du budget global de la CPI…
Comment cela affectera-t-il la perception de la CPI en Afrique?
En Côte d’Ivoire, c’est le gouvernement qui a demandé à la CPI d’intervenir. Cependant, au moment de la saisie du dossier, le pays n’était pas partie au Statut de la Cour. Le Bureau du Procureur a donc dû ouvrir une enquête de sa propre initiative, dans le cadre d’une procédure dite proprio motu. Dans cinq des huit pays où la CPI mène des enquêtes, cela fait suite à la demande des gouvernements concernés. Même si la CPI est critiquée pour être trop centrée sur l’Afrique, la vérité, c’est qu’elle rend justice aux victimes à la demande de gouvernements africains. De réels efforts ont été déployés pour dépeindre la CPI comme s’acharnant injustement sur les dirigeants africains. Ceci est en partie dû au fait que certains dirigeants craignant de se retrouver sur le banc des accusés à la CPI. Mais ces accusations reflètent aussi des doutes bien réels d’une justice à deux vitesses – les dirigeants de pays puissants étant toujours moins susceptibles d’être inquiétés. Ceci étant, refuser cet état de fait n’est pas une raison pour empêcher la CPI de rendre la justice là où elle le peut.
Je ne suis pas sûre que les débats politiques entre certains dirigeants africains au sujet de la CPI soient vraiment liés à ce que la CPI fait sur le terrain. Mais le fait que les choix du Procureur, notamment lors de la sélection des enquêtes soient perçus comme partiaux, n’aide pas. À mesure que le travail de la CPI s’améliorera –plus elle sera perçue comme tenant vraiment compte des souffrances des victimes et rendant ses procédures compréhensibles pour le plus grand nombre– la Cour sera en meilleure position de mettre fin aux accusations lancées par ses adversaires.
Qu’attendez-vous de la Cour à l’avenir?
Des changements positifs sont en cours à la CPI. Il y a une volonté manifeste de la part de son leadership de prêter davantage d’attention à l’impact de son travail sur les victimes. La Cour a partiellement revu ses approches sur le terrain. Nous pensons que pour le Greffe, en particulier, c’est l’occasion de prendre du recul et d’examiner comment il peut poursuivre ses activités – en particulier de sensibilisation et de communication avec les victimes – de manière à maximise l’impact de l’action de la CPI. Le Procureur devrait mettre en œuvre les enseignements tirés du cas de la Côte d’Ivoire dans l’ensemble des politiques et des pratiques de la Cour. Dans d’autres pays, elle a d’ores et déjà renoncé à mener des enquêtes successives sur les différentes parties au conflit, et c’est un changement positif. Le Procureur devrait chercher les moyens d’obtenir une plus grande participation des victimes dès le début de ses enquêtes, ce qui pourrait aider à réduire le décalage entre la contribution actuelle de la CPI et ce que les victimes attendent d’elle.
En outre, les États membres de la CPI doivent comprendre ce dont la Cour a vraiment besoin pour faire une différence auprès des populations locales. Avoir un réel impact c’est évidemment mener des procès équitables qui vont au fond des choses. Mais il ne suffit pas d’émettre des mandats d’arrêt et de porter des affaires devant des juges. Avoir un impact signifie également mettre en place des procédures légales accessibles, qui parlent vraiment aux victimes et aux communautés locales affectées par ces crimes. Si l’on évalue le travail de la CPI uniquement en fonction de ce qui se déroule à la Haye, on est loin du compte.